Boukan - le courrier ultramarin
Croisières en Antarctique : un tourisme loin d’être anodin
Depuis la seconde moitié du XXème siècle, des navires de croisière se rendent en Antarctique, mais ce n’est qu’à partir des années 2000 que le tourisme dans cette région polaire connait un véritable essor. Ces paysages immaculés en font une destination prisée par les amoureux de nature ou d’aventures. Cependant, la fragilité de cet environnement et l’éloignement nécessitent des règles strictes pour encadrer ces activités touristiques.
L «Antarctique reste mon plus beau voyage, s’il y a un voyage à faire dans une vie, c’est celui-ci », décrit José Sarica, le directeur des croisières expéditions de la compagnie du Ponant. Il a commencé en tant que guide naturaliste, spécialiste des mammifères marins, sur les navires de croisières de cette entreprise française. Ce passionné raconte un souvenir marquant d’une expédition en Antarctique. « Les orques chassaient un petit manchot. Soudain le manchot saute dans notre zodiac. On se demande ce qu’il faut faire : est-ce qu’on le remet à l’eau ? Mais les orques se sont simplement approchés, nous ont regardés puis sont repartis. On a amené le zodiac à côté de la colonie du manchot, il a sauté hors du zodiac pour rejoindre sa famille. C’était un moment privilégié», se remémore-t-il. L’émotion est encore palpable dans sa voix aujourd’hui. Alain A. Grenier, sociologue à l’université du Québec, à Montréal, est spécialiste du tourisme polaire. Il a lui-aussi participé à des croisières dans cette région. « Lorsqu’on est face à un animal qui nous regarde dans les yeux, c’est un moment qui n’appartient qu’à nous. Lors de mon premier voyage en 1993, quand je suis rentré à Québec, il m’a fallu un certain temps avant d’en parler à ma famille sans avoir la gorge nouée. C’est hors de l’ordinaire. À cette époque, c’était comme aller sur la Lune », confie-t-il.
De plus en plus de touristes
Les terres éloignées d’Antarctique séduisent de plus en plus de touristes depuis le début des années 2000. Durant l’été austral de 2019-2020, environ 73 000 personnes s’y sont rendues pour effectuer un séjour touristique. Ce chiffre est en constante augmentation et il a presque doublé ces dix dernières années. « C’est une région très fragile. Ça ne fait pas beaucoup de monde par rapport à la taille du continent mais les conséquences peuvent être importantes. Le tourisme en Antarctique n’est pas anodin », dit Anne Choquet, enseignante chercheuse à l’école de commerce de Brest et à l’université de Bretagne occidentale, autrice d’une thèse sur la protection de l’environnement en Antarctique. Surtout que les croisières sont concentrées sur la côte ouest de la péninsule antarctique et les îles subantarctiques, des zones facilement accessibles et riches en faune. Même si au maximum 100 personnes peuvent débarquer à la fois, « les touristes sont bien souvent limités à une petite bande de plage, dans des zones minuscules, pour ne pas gêner les animaux », ajoute Alain A. Grenier, qui s’inquiète de voir la taille des navires ainsi que le nombre de touristes augmenter et craint un assouplissement de la règlementation en vigueur avec l’essor du tourisme polaire.
Des offres diversifiées
Les activités touristiques proposées se diversifient également. Elles ne se limitent plus aujourd’hui aux débarquements en zodiac, les voyagistes proposent désormais des promenades en raquettes, du kayak et même du ski ou de la plongée sousmarine. José Sarica commente : « L’offre de Ponant a évolué mais en tenant compte que nous devons avoir un impact minimal et transitoire sur ces régions polaires. On ne laisse que l’empreinte de nos pas dans la neige, on ramène uniquement les photos que l’on a prises avec notre appareil ou que l’on a imprimées sur la rétine de nos yeux.» Il faut aussi faire face à l’augmentation du nombre de navires. Pour continuer à garantir l’impression qu’ils sont les « premiers venus » aux passagers, les croisières du Ponant ont changé leurs itinéraires pour aller encore plus au Sud. Ils essayent également de donner « une valeur pédagogique » à leurs croisières afin de «former des ambassadeurs des pôles». Aujourd’hui la compagnie réfléchit à la mise en place d’ateliers de sciences participatives, pour que le voyageur soit acteur de la recherche scientifique. « L’avantage des bateaux Ponant c’est qu’ils vont naviguer plusieurs fois par mois à un endroit donné. C’est un outil extraordinaire pour les scientifiques qui ne peuvent pas profiter de quatre mois d’échantillonnage », souligne José Sarica. Le tourisme polaire, qui se justifie face à des critiques toujours plus vives, se transforme alors en outil de recherche scientifique pour dédouaner l’impact environnemental qu’il pourrait avoir sur ces écosystèmes fragiles.
Une gouvernance unique
Pour s’engager à respecter l’environnement et les règles de sécurité, les voyagistes, comme la compagnie du Ponant, peuvent adhérer à l’association non gouvernementale IAATO. En 1991, il a en effet été décidé, au vu de l’expansion du tourisme dans cette zone, de la mise en place d’une association de tours opérateurs pour réglementer le tourisme dans cette région polaire. Anne Choquet nuance : «Il est dans l’intérêt des tours opérateurs d’avoir une approche responsable. C’est cependant loin d’être suffisant. L’association impose des règles à ses membres mais il n’y a aucune obligation à adhérer à IAATO ni aucune conséquence juridique si les règles ne sont pas appliquées. C’est de l’autoréglementation. Il est donc important que des règles viennent également des Etats car ce sont les seules entités qui peuvent les rendre obligatoires. » Or, le statut de l’Antarctique est unique. Il s’agit en effet d’une gouvernance internationale. Le traité de l’Antarctique est adopté en 1959, signé par douze États dont la France, et gèle ainsi les prétentions territoriales antérieures. Ce traité fondateur fixe les règles de départ d’une coopération entre États et dédie le continent « à la paix et à la science ». Plusieurs autres États y ont depuis adhéré. À cette époque, le tourisme dans cette région commence à peine à émerger, le traité n’en fait donc aucunement mention. Il faut attendre 1991, dans le cadre
d’une réunion consultative entre les États signataires, pour qu’un nouveau protocole encadre les activités touristiques. Le protocole de Madrid classe le continent en réserve naturelle et soumet les activités humaines, dont le tourisme, à un régime juridique « soit de déclaration pour les activités dont l’impact sur l’environnement est négligeable soit d’autorisation. Une étude d’impact environnemental est alors préalablement réalisée et conduit à la délivrance d’une autorisation par une autorité nationale compétente », explique Charles Giusti, le préfet des Terres australes et antarctiques françaises (Taaf), lui-même autorité compétente pour la France. Les opérateurs touristiques doivent ainsi obéir à certaines règles afin de préserver cet environnement fragile.
« Certains croient encore que l’Antarctique est une région de libertés, qu’il n’y a pas de contraintes et de règles, c’est totalement faux. Les gens qui s’y rendent doivent justement adopter un comportement exemplaire »
Des règles strictes toujours en évolution
Un mécanisme pour renforcer le traité est prévu : des réunions annuelles entre les parties consultatives. En effet, les activités évoluent, les règles doivent donc elles-aussi évoluer. Même si, pour l’adoption d’un nouveau protocole ou traité, il est nécessaire d’obtenir le consensus des 29 États signataires. «Les discussions sont très longues et il faut parfois attendre plusieurs années pour qu’une nouvelle règle soit adoptée », soupire Anne Choquet, qui participe à ces réunions depuis près de 20 ans. En juin 2021, la France accueillera cette réunion consultative. «La France portera deux projets concernant le tourisme : l’élaboration d’un manuel qui regroupe les règles à respecter en Antarctique ainsi qu’un mécanisme d’embarquement d’observateurs gouvernementaux à bord des navires touristiques », décrit le préfet des Taaf. Ces observateurs pourraient vérifier si les activités touristiques sont respectueuses des règles imposées. Car, en Antarctique, il n’y a pas de police sur le terrain. «Il y a des contrôles qui se font aux ports, à Ushuaia par exemple. Des inspections peuvent avoir lieu dans des stations ou à bord des navires mais ce n’est pas automatisé», décrit Anne Choquet. Il y a déjà eu des condamnations et sanctions, allant jusqu’à une interdiction de territoire pendant plusieurs années, lorsque les règles n’avaient pas été respectées. «Certains croient encore que l’Antarctique est une région de libertés, qu’il n’y a pas de contraintes et de règles, c’est totalement faux. Les gens qui s’y rendent doivent justement adopter un comportement exemplaire », souligne la juriste. José Sarica ajoute : « Nous, les tours opérateurs, sommes des garants de ce sanctuaire. Il est interdit de s’approcher à moins de cinq mètres d’un manchot, à moins de 150 mètres d’une baleine. Ce sont eux qui choisissent s’ils veulent venir vers nous ». Il existe des protocoles pour éviter également d’introduire des espèces non-endémiques et potentiellement invasives. Avant chaque débarquement, il est obligatoire d’aspirer les vêtements des touristes et des guides, on parle de biodécontamination.
Une région potentiellement dangereuse
Les règles fixées par le protocole de Madrid et l’association IAATO permettent également de garantir la sécurité des voyageurs.
En effet, l’éloignement de cette région pose la question du temps pour acheminer des secours. Chaque opérateur de tourisme doit ainsi souscrire à une assurance et garantir la sécurité de l’ensemble des passagers. Les risques de navigation et les conditions climatiques extrêmes en font une région potentiellement dangereuse. « Des accidents maritimes sont à déplorer, comme le naufrage en 2007 du navire de croisière l’Explorer qui a coulé après avoir heurté un growler, petit bloc de glace terrestre, au large de l’Antarctique. Le navire de croisière Clipper Adventurer s’est également échoué dans le golfe du Couronnement (Nunavut) en 2010 avec à bord 128 passagers. Le développement du tourisme d’aventure ne fait qu’accentuer les problèmes de sécurité. Des accidents de plongée sont par exemple rapportés régulièrement », peut-on lire dans l’ouvrage Géopolitique des pôles, vers une appropriation des espaces polaires? coécrit par Frédéric Lasserre, Anne Choquet et Camille Escudé-Joffres, aux éditions Le chevalier bleu. L’isolement et l’éloignement avec la société sont aussi ce qui attirent les touristes dans ces régions polaires reculées. « Dès que vous quittez le port d’Ushuaia, c’est la dernière fois que vous verrez une ville, un quai, après il n’y a plus aucune infrastructure. Ces croisières ont un côté aventureux », vante le directeur des croisières expéditions du Ponant. «Les voyageurs viennent majoritairement des pays riches de l’hémisphère nord. Ils font donc un long voyage en avion avant d’embarquer pour un à quatre jours de navigation sur une mer houleuse avant d’arriver aux premières terres antarctiques. Ce déficit négatif crée à l’arrivée une émotion immense, la plupart des gens pleurent de joie », ajoute Alain Grenier. Certains voyageurs sont aussi attirés par ces paysages menacés par le changement climatique. Anne Choquet et Alain Grenier parlent d’un «tourisme de la dernière chance» dans certaines de leurs publications respectives, pour « découvrir ces territoires avant qu’il ne soit trop tard ». La fragilité de cet environnement a déjà soulevé la question d’une interdiction du tourisme, dans un but de protection. Anne Choquet y répond : « Il y a des environnements à préserver partout dans le monde et il en revient aux États de protéger cette richesse naturelle. Si on interdisait le tourisme dans les pôles, cela reviendrait à reconnaître l’échec des États à gérer cette activité ».