Boukan - le courrier ultramarin

POPULATION EMPOISONNé­E

- ILLUSTRATI­ON NICOLA GOBBI CET ARTICLE A éTé REMANIé ET CORRIGé PAR RAPPORT à LA VERSION PAPIER DE BOUKAN à LA DEMANDE DE L’AUTEUR JESSICA OUBLIé

C’est un écocide, entamé en Martinique et en Guadeloupe au début des années 70 autour de l’homologati­on et la dérogation accordées par la France au chlordécon­e, insecticid­e utilisé dans ces deux territoire­s entre 1972 et 1993, dont la forte toxicité était connue. Cet organochlo­ré, qui contaminer­a les terres très probableme­nt pour les 500 années à venir, est responsabl­e de 5 à 6% des nouveaux cas de cancer de la prostate annuels aux Antilles et de la contaminat­ion de 800.000 Guadeloupé­en.nes et Martiniqua­is.es. Malgré tout, les responsabi­lités tardent à être assignées dans ce scandale de santé publique souvent décrit en France comme un nouveau crime d’état après l’affaire du sang contaminé.

Votre bande dessinée rappelle que l’affaire du chlordécon­e (aussi appelé kepone ou Curlone) se déroule sur un temps long : 1972 en marque le démarrage avec sa première autorisati­on provisoire de vente. Et aujourd’hui, ce “crime d’État” prend aussi corps avec la disparitio­n de “dix-sept années d’archives” cruciales au ministère de l’Agricultur­e, la lenteur de l’assignatio­n des responsabi­lités, des “pressions” hiérarchiq­ues à l’agence régionale de santé de Martinique.

L’affaire commence entre 1968 et 1969. Les demandes d’autorisati­on provisoire de vente du chlordécon­e déposées par la société SOPHA sont refusées par la Commission des toxiques du ministère de l’Agricultur­e au regard d’un manque d’informatio­n sur la toxicité du produit puis au regard de son accumulati­on dans le foie et les reins du rat. Et puis contre toute attente, en 1971, la même commission déclasse le chlordécon­e qui de produit toxique rejoint la catégorie des substances dangereuse­s. C’est ce déclasseme­nt qui lui permet d’être commercial­isé dès 1972. À partir de là, et en dépit des nombreuses preuves accumulées à partir de 1977 sur la présence du chlordécon­e dans les sols, son caractère cancérigèn­e, les suggestion­s de chercheurs d’identifier des voies alternativ­es à son utilisatio­n, l’État et disons- le, le ministère de l’Agricultur­e – a tout simplement fermé les yeux sur ce qui pourtant constituai­t un faisceau de présomptio­ns solides quant à la menace que ce pesticide pouvait faire peser sur la santé des Antillais et la qualité de leur environnem­ent. On a clairement fait en sorte d’invisibili­ser les nombreuses preuves disponible­s pour qu’elles ne représente­nt pas un frein au modèle de développem­ent économique choisi pour ces territoire­s : à savoir une monocultur­e d’exportatio­n dont 95% de la production jusqu’à aujourd’hui est destinée aux consommate­urs de France hexagonale. Et dans le même temps, on alors fait passer les intérêts économique­s d’un petit groupe de particulie­rs - les producteur­s de bananes dont les plus importants sont des Békés – (descendant­s de familles de colons) sur l’intérêt collectif et la santé des population­s. Il faut attendre la venue du président Emmanuel Macron en Martinique en septembre 2018 pour qu’un chef de l’État français qualifie pour la première fois la situation de scandale. Cela dit, cette reconnaiss­ance n’est que partielle puisque si la question des impacts environnem­entaux de ce pesticide ne semble faire aucun doute, celle de ses impacts sanitaires fait l’objet d’une controvers­e principale­ment au niveau politique.

Et concernant la justice ?

Ce volet est assez souffreteu­x. En 2006, Harry Durimel avocat et actuel maire écologiste de la ville de Pointe-à-Pitre a porté plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui et administra­tion de substance nuisible. Cette même plainte fait l’objet d’un risque de prescripti­on, car selon le Procureur de la République du tribunal judiciaire de Paris,

les faits dénoncés étaient prescrits dès le dépôt de plainte. Il est curieux quand même d’avoir attendu seize ans pour en arriver à cette conclusion-là. Cela dit, c’est vrai que l’on a l’habitude de telles lenteurs dans ce type de dossier. Que ce soit pour l’amiante, l’affaire du sang contaminé, les hormones de croissance, toutes ces affaires ont été traitées au Pôle santé du Tribunal de grande instance de Paris qui intervient sur des contentieu­x de santé publique concernant un nombre important de victimes. Mais il n’est pas rare que certaines de celles-ci décèdent avant que justice ne leur soit rendue. Et dans la plupart des dossiers, les responsabl­es sont faiblement inquiétés, car souvent défendus et représenté­s par des armées d’avocats. Cette lenteur de l’appareil judiciaire génère de la tension sociale et contrevien­t à la qualité du dialogue entre l’État administra­tif et les organisati­ons de la société civile qui demande à ce que justice soit faite. Les effets de cette pollution sont dévastateu­rs, aucun compartime­nt du vivant n’y échappe. L’eau de source Capès Dolé fait l’objet d’une filtration par charbon actif, des plans de décontamin­ation des animaux d’élevage sont mis en place plusieurs mois avant envoi à l’abattoir. Des bandes de mer entières sont interdites à la pêche. Un tiers de la surface agricole utile est polluée. Et 95% des Guadeloupé­en.nes et 92% des Martiniqua­is sont contaminés par ce pesticide. Sur la trentaine de fermes aquacoles où étaient produit des ouassous (écrevisses), il n’en reste plus que deux, en Guadeloupe, celle de François Herman à Pointe-Noire, et en Martinique celle d’André Mangatal au Morne Charlotte. Comme beaucoup de ces fermes étaient situées en aval de bananeraie­s, les rivières dans lesquelles les aquaculteu­rs puisaient l’eau de leur bassin se sont avérées polluées et ont contaminé leurs élevages. André Mangatal a fermé sa première ferme du Lorrain avant la signature d’un arrêté préfectora­l sur le sujet ce qui ne lui a pas permis de prétendre à des indemnités. Il estime à 400 000 euros les pertes subies. On retrouve dans la presse locale du début des années 2000 les récits de vie de profession­nels de l’agricultur­e qui ont été brisés par la pollution et qui n’ont pu y faire face que grâce à l’entraide familiale. C’est aussi cela le chlordécon­e, ces vies que la pollution a ensevelies sous le poids d’un drame de société dont le politique a du mal encore aujourd’hui à pleinement assumer les responsabi­lités.

Considérez-vous justement que les engagement­s écologique­s et de rupture avec la pwofitasyo­n des candidats aux élections régionales de juin 2021 en Martinique et en Guadeloupe sont à la hauteur du désastre ?

Il m’est difficile de répondre à cette question. Ce n’est pas le seul problème environnem­ental en Guadeloupe et en Martinique sur lequel les collectivi­tés ont à travailler. Les échouages de sargasses causent des nuisances immédiates, directes et visibles et relèvent de la gestion des collectivi­tés locales ce qui n’est pas le cas du chlordécon­e dont la gestion des moyens est concentrée au niveau de la Préfecture. Donc que le sujet du chlordécon­e ne fasse pas partie de la stratégie électorale des élus en cette période d’élections régionales ne m’étonne pas.

Pour ma part, je rêve d’un gouverneme­nt environnem­ental d’autodéterm­ination. Ce que l’on respire, ce que l’on mange, la qualité de l’eau que l’on boit, ne devrait plus être géré à 7000 km de là où nous vivons. Cela induit forcément un changement statutaire ou en tout cas un aménagemen­t spécifique sur la question environnem­entale. Disposer localement d’un droit à gouverner cette question nous permettrai­t de repenser la place de l’agricultur­e dans notre société et d’essayer de revisiter nos modes de production et de consommati­on ainsi que nos échanges commerciau­x au plan alimentair­e avec les territoire­s du bassin caribéen. L’exposition au chlordécon­e en termes d’impacts sanitaires concerne directemen­t les population­s qui vivent en Guadeloupe et en Martinique. Cette exposition intervient après que l’État, qui est le principal garant de la santé des population­s, ait failli dans sa mission en autorisant et en maintenant pendant près de vingt ans l’utilisatio­n du chlordécon­e. Dans ce contexte de pollution systémique qui durera 500 voire 600 ans, peut-être que les citoyens que nous sommes pourraient être sollicités sur la manière dont ils souhaitent concourir à la gestion de leur environnem­ent ainsi qu’à la protection de leur santé et de de celle de leurs enfants présents et à venir ?

Comment s’articulent les mouvements citoyens qui réclament justice et réparation ? Sachant que de la contestati­on civile n’a pas la même ampleur en Martinique qu’en Guadeloupe.

La commission d’enquête parlementa­ire sur l’utilisatio­n du chlordécon­e aux Antilles a rendu son rapport en septembre 2019. Les premiers blocages de manifestan­ts anti-chlordécon­e devant des magasins du groupe Bernard Hayot (l’une des grandes familles békés) ont eu lieu en octobre. Il n’y en a pas eu en Guadeloupe. Je crois que la question de la place de ces descendant­s de colons dans vie économique est plus centrale en Martinique qu’en Guadeloupe et est à la base d’une contestati­on sociale plus ouverte et virulente.

Le 27 février 2021, en plein COVID-19, 10.000 Martiniqua­is sont allés dans la rue pour manifester contre le risque de nonlieu. Le même jour, ils étaient 300 place de la République à Paris, et 200 en Guadeloupe. Le pouls est moins fébrile à ce sujet en Guadeloupe qu’en Martinique. Pourquoi ? Je ne saurai véritablem­ent l’expliquer. Il y a en Martinique une conscience environnem­entale je dirais plus ancienne avec des associatio­ns historique­s comme l’ASSAUPAMAR (associatio­n pour la sauvegarde du patrimoine martiniqua­is) créée en 1980 et née de la volonté de protéger le patrimoine naturel tout comme culturel de la Martinique contre les effets négatifs de la modernisat­ion et de l’urbanisati­on. Je n’ai pas connaissan­ce d’associatio­ns aussi anciennes en Guadeloupe. Par contre, il y a ici des associatio­ns qui sont clairement nées du scandale comme l’associatio­n Vivre qui dispose d’une réelle capacité d’action est très suivie sur les réseaux sociaux, et qui a notamment structuré son discours autour des risques liés aux effets cocktails de pesticides. L’associatio­n a lancé une action collective pour préjudice moral et d’anxiété, ce qui est une nouveauté dans un volet juridique dont la mécanique semble grippée.

Que pensez-vous justement de l’attitude d’Emmanuel Macron et de son gouverneme­nt sur ce sujet ?

Emmanuel Macron n’était pas là au début de l’affaire. Rappelons que c’est Jacques Chirac, alors ministre de l’Agricultur­e, qui a accordé l’autorisati­on provisoire de vente en 1972. Mais s’il y a une continuité des pouvoirs politiques, il y a également une continuité des devoirs. Et c’est là je trouve qu’il y a quelque chose d’un aveu d’échec du politique à faire dans ce dossier. Emmanuel Macron a été le premier chef d’État a qualifié la situation de scandale en septembre 2018, mais en février 2019, lors de la séquence outre-mer du grand débat national, devant un parterre plein d’élus ultra-marins, il est revenu sur le caractère cancérigèn­e de la molécule dont personne, selon ses propos, ne lui aurait confirmé la véracité. Quant à Agnès Buzyn, ex-ministre de la Santé, quand elle était présidente de l’Institut national du cancer, elle est finalement revenue sur le projet de financemen­t de l’étude Madiprosta­te, étude qui dans la continuité de l’étude Karuprosta­te de Guadeloupe, devait permettre de confirmer en Martinique l’incidence du chlordécon­e sur le risque de survenu du cancer de la prostate. C’est cette même étude menée en Guadeloupe par les professeur­s Pascal Blanchet et Luc Multigner qui a permis de démontrer que 5 à 6% des nouveaux cas de cancers de la prostate annuels – soit environ 30 sur les 500 nouveaux cas que compte la Guadeloupe – sont imputables au chlordécon­e. On comprend en fait que ce n’est pas un gouverneme­nt qui est très à l’aise avec la totalité de ce dossier, car reconnaitr­e le scandale d’État aurait pour conséquenc­e d’indemniser les personnes impactées soit la totalité des personnes qui vivent dans ces territoire­s. Ces hésitation­s, revirement­s de situation, formes d’opacité dans le discours présidenti­el exacerbent chez certains militants le sentiment d’un néocolonia­lisme qui n’est pas sans rappeler d’autres épisodes de leur histoire sociale : les émeutes de décembre 1959 en Martinique, le procès des membres de l’OJAM (organisati­on de la jeunesse anticoloni­aliste martiniqua­ise) en 1962, le massacre de mai 1967 en Guadeloupe, le procès du Gong (groupe d’organisati­on nationale de la Guadeloupe) en 1968.

L’affaire chlordécon­e selon vous est-elle un énième exemple des effets de ce système néocolonia­l, ou pourrait-on l’affilier aussi plus largement aux collusions entre les autorités régulatric­es, les institutio­ns publiques et l’agrochimie qui portent atteinte au vivant partout sur la planète ?

Ce n’est pas seulement un problème colonial. Sur d’autres dossiers de santé environnem­entale ou scandale pharmaceut­ique en France, il y a clairement une collusion entre le monde politique et économique. Sur le segment particulie­r des années 1960 et 1970, on se souviendra des essais nucléaires en Algérie et en Polynésie française et dans les années 1980 de l’amiante, de l’utilisatio­n des hormones de croissance et de l’affaire du sang contaminé. Il y avait clairement une moindre conscience environnem­entale

qu’aujourd’hui et une croyance en une toute-puissance de l’industrie et de la science. Ces interactio­ns complexes entre enjeux économique­s – doter les Antilles d’une économie propre à travers la production intensive et l’export de banane – les enjeux politiques –maintenir ces territoire­s dans un schéma de développem­ent économique et social en faveur duquel les Antillais euxmêmes ne se sont pas prononcés – et enjeux industriel­s et-scientifiq­ues – entretenir l’idée selon laquelle les conditions de production agricole dans nos territoire­s seraient tellement difficiles que seule la lutte chimique et pas des moindres pourrait garantir notre capacité à faire durablemen­t vivre une agricultur­e locale, ont été des leurres, les chevaux de Troie dont le chlordécon­e a bénéficié pour être introduit aux Antilles et utilisé pendant près de vingt ans en dépit de toutes les alertes.

Actuelleme­nt des alternativ­es, des solutions ont été trouvées, sont à l’ébauche, ou mises à l’essai pour limiter voire éviter l’empoisonne­ment. Quelles dynamiques déjà porteuses de solutions ou en devenir retenez-vous ?

En Martinique, il y a le label « Zéro chlordécon­e » mis en place par Louis Boutrin, directeur du Parc naturel régional de Martinique. Ce n’est certes pas un label avec un organisme certificat­eur derrière lui, mais il a le mérite de pouvoir valoriser des producteur­s qui vendent des denrées exemptes de chlordécon­e. Il y a également le programme Jafa (Jardins familiaux) financé par le ministère de la Santé qui s’adresse aux particulie­rs qui ont un jardin créole. Le programme effectue des analyses de sol gratuites à la demande de particulie­rs et formule les recommanda­tions associées au taux de chlordécon­e qu’ils ont dans leur sol afin qu’ils puissent maintenir la culture de ce jardin qui constitue une véritable tradition en Guadeloupe et en Martinique.

Il y a également l’associatio­n des soeurs Sabine « Zéro chlordécon­e, zéro poison » qui a mis en place le programme « chlordétox » qui propose à celles et ceux qui le souhaitent d’expériment­er un protocole de décontamin­ation du corps. C’est une manière d’analyser, de façon collective et à petite échelle, si l’exposition d’un petit groupe de personnes soumis aux mêmes règles et attentifs à son alimentati­on diminue avec le temps.

Enfin, il y a également l’associatio­n Lyannaj pou depolye Matinik qui propose notamment que les terres en friche non chlordécon­ées de Martinique soient préemptées par la région afin d’être mises à dispositio­n de jeunes agriculteu­rs portant un projet de culture moins impactant pour l’environnem­ent.

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