Boukan - le courrier ultramarin
LES VOLS DU PAPILLON MORPHO
Amazonie - AVEC LEURS AILES BLEUES IRIDESCENTES, LES PAPILLONS DU GENRE MORPHO QUI PEUPLENT LA FORÊT AMAZONIENNE SONT IMMÉDIATEMENT RECONNAISSABLES. Mais à y regarder de plus près, tous ne volent ni de la même façon ni dans les mêmes strates. Certains évoluent dans le sous-bois, d’autres à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, dans la canopée. Camille Le Roy, Violaine Llaurens et Vincent Debat, de l’Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité (Muséum national d’histoire naturelle, CNRS, Sorbonne Université, EPHE, Université des Antilles) ont cherché à comprendre comment ces papillons se sont adaptés à cette stratification verticale au fil des millénaires et comment cette adaptation a affecté la morphologie de leurs ailes et leurs performances aérodynamiques. « Au commencement de cette étude, il y a un constat fait il y a quelques années sur les spécimens des collections muséales : les ailes des espèces de canopée apparaissaient plus allongées et plus triangulaires que celles des espèces de sous-bois. Encore fallait-il vérifier sur le terrain ce lien entre forme et comportement en vol» explique Vincent Debat. Les chercheurs ont donc choisi Tarapo, dans le nord du Pérou, l’un des spots les plus riches en morphos, puisque pas moins d’une douzaine d’espèces s’y côtoient! Pendant près d’un an, Camille Le Roy a filmé les papillons en vol dans leur milieu naturel.
PREMIER CONSTAT
Ceux de la canopée ont de longues phases de vol plané contrairement aux espèces de sous-bois. Pour aller plus loin, Vincent Debat et ses collègues ont construit une cage de vol de 8 mètres de long, 4 mètres de large et 3 mètres de haut dans laquelle ils ont fait voler des morphos capturés dans les différentes strates de la forêt. «Trois caméras les ont filmés sous différents angles, ce qui nous a permis de reconstituer leurs trajectoires en trois dimensions, de déterminer la vitesse, l’accélération, la durée relative du vol plané et du vol battu chez les différentes espèces. Il ressort que les morphos des sous-bois privilégient un vol battu, saccadé et rapide, ceux de la canopée enchainent au contraire de longues phases de vol plané» détaille le scientifique. Et de poursuivre, «les modélisations du comportement aérodynamique de ces différentes formes d’ailes réalisées avec l’aide de physiciens néerlandais montrent que ces caractéristiques procurent un avantage sélectif : les longs vols planés permettent de parcourir de grandes distances à moindre coût énergétique dans l’environnement ouvert de la canopée; le vol battu est, lui, mieux adapté aux conditions des sous-bois encombrés par divers obstacles (lianes, troncs, feuillages).» Pour lui, la pression de sélection exercée par l’habitat a conduit à une coévolution de la morphologie des ailes et du comportement de vol de ces lépidoptères. «Les espèces de canopée et de sous-bois se sont vraisemblablement individualisées à partir d’un ancêtre commun de sous-bois, il y a environ 22 millions d’années. Mais on ignore si cette spécialisation est apparue après la formation des différentes espèces ou si elle a elle-même contribué à isoler les morphos de canopée et de sous-bois»
conclut-il. (C. Le Roy et al., Science 374 [6571], 1158, 2021)