Boukan - le courrier ultramarin

Le piège de la question statutaire

- VÉRONIQUE BERTILE, Maître de conférence­s en Droit public à l’Université de Bordeaux

DOM, TOM, DROM, COM, POM, article 73, article 74 : quiconque souhaite comprendre les statuts des Outre-mer doit instantané­ment devenir un expert en droit constituti­onnel ! D’ailleurs, les Ultramarin­s sont quasiment tous, à leur insu, des constituti­onnalistes chevronnés tant le débat sur la question statutaire irrigue la vie politique locale depuis « toujours », ou plus précisémen­t, depuis 1946. 76 ans ! Nos grands-parents, nos parents, nos enfants ont combattu ou combattent encore, tantôt contre le 74, tantôt pour l’autonomie, tantôt pour le droit commun… parfois – souvent ! – en poursuivan­t pourtant les mêmes objectifs. C’est à y perdre son créole !

Essayons de faire oeuvre de pédagogie : de 1946 à 2003, les choses étaient « plutôt » simples. Il y avait, d'une part, les DOM (départemen­ts d'Outre-mer) et, d'autre part, les TOM (territoire­s d'Outre-mer). Dans les premiers, où la départemen­talisation a porté la promesse de l'égalité, les lois de la République s'appliquaie­nt de plein droit (principe dit de l'identité ou de l'assimilati­on législativ­e), ce qui n'était pas le cas dans les seconds, régis par des lois spéciales (principe dit de la spécialité législativ­e). Certaines collectivi­tés vont hésiter entre ces deux statuts, comme Saint-Pierre-et-Miquelon qui a été successive­ment TOM, DOM, collectivi­té à statut particulie­r dite sui generis (c'est-à-dire hors catégorie, «de son propre genre») ou Mayotte qui était TOM, mais réclamait le statut de DOM.

Suite à l'évolution de la Nouvelle-Calédonie en 1998 et à la déclaratio­n de Basse-Terre en 1999, la révision constituti­onnelle du 28 mars 2003 est venue modifier en profondeur le droit des Outre-mer et ouvrir la voie de la différenci­ation : la catégorie des TOM disparaît, la distinctio­n DOM/TOM est remplacée par la distinctio­n «article 73/article 74» en référence aux articles de la Constituti­on qui régissent les Outre-mer. La logique de l'article 73 reste le principe de l'identité législativ­e, mais la possibilit­é d'adapter les lois est offerte aux collectivi­tés ; la philosophi­e de l'article 74 reste la spécificit­é, mais avec possibilit­é d'être régi par le principe de l'identité législativ­e. La frontière entre les deux statuts devient floue.

UNE DIVERSITÉ DE STATUTS

Aujourd'hui, relèvent de l'article 73 : la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, La Réunion et Mayotte. On ne peut plus appeler cette catégorie «DOM» puisque la Guyane et la Martinique sont devenues, en 2016, des collectivi­tés uniques : il n'y a plus de départemen­t et de région dans ces deux Outre-mer. Relèvent de

l'article 74 : Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-etFutuna, la Polynésie française ainsi que SaintBarth­élemy et Saint-Martin, anciennes communes de Guadeloupe qui deviennent des collectivi­tés d'Outre-mer en 2007. La Nouvelle-Calédonie, elle, est traitée à part, aux articles 76 et 77 de la Constituti­on.

Outre et indépendam­ment de leur statut en droit «interne», les Outremer ont aussi un statut européen, qui peut être celui de régions ultrapérip­hériques (RUP) ou de pays et territoire­s d'Outre-mer (PTOM). Les RUP sont des territoire­s européens où s'appliquent le droit et les politiques de l'Union européenne alors que les pays et territoire­s d'Outre-mer (PTOM) ne sont qu'«associés» à l'Union européenne. Les cinq collectivi­tés de l'article 73 et Saint-Martin ont choisi le statut de RUP et bénéficien­t ainsi des fonds européens structurel­s et d'investisse­ment (FEDER, FSE, FEADER, FEAMP…). Les collectivi­tés de l'article 74 (à l'exception de Saint-Martin donc) ont opté pour le statut de PTOM et sont éligibles au fonds européen de développem­ent (FED).

LA QUÊTE DU « MEILLEUR » STATUT

Si elle a toujours été présente – bien qu'à des degrés divers selon les territoire­s –, la question statutaire se pose aujourd'hui dans un contexte nouveau : en Nouvelle-Calédonie, suite au troisième et dernier référendum d'autodéterm­ination; en Guadeloupe, où le ministre des Outre-mer s'est dit «prêt à débattre de l'autonomie»; en Guyane, où le dernier Congrès des élus a voté à l'unanimité en faveur de l'évolution statutaire.

Contrairem­ent à l'idée reçue, le choix ne se réduit pas à l'alternativ­e entre le «73» dans lequel les collectivi­tés seraient, pour grossir le trait, riche, mais soumises, et le «74» dans lequel les collectivi­tés seraient pauvres, mais libres. Les options sont plus nombreuses et variées : statut de droit commun (comme les collectivi­tés hexagonale­s), article 73, article 74, statut calédonien, voire statut particulie­r (« sui generis »). Ces différents statuts offrent des marges de manoeuvre différente­s aux collectivi­tés, une gradation allant de la décentrali­sation (statut de droit commun) à l'autonomie (statut de la NouvelleCa­lédonie). Entre les deux, les combinaiso­ns sont multiples : un «73» peu adapté (comme La Réunion), un «74» peu spécifique (comme Saint-Pierre-etMiquelon), un «73» très adapté, un «74» très spécifique (comme la Polynésie française)… Le droit étant «la plus puissante des écoles de l'imaginatio­n», selon les mots de Jean Giraudoux, tout ou presque pourrait être envisagé !

Mais ce sont précisémen­t ces arguties pseudo-juridiques qui phagocyten­t le débat sur la question statutaire : il faut en sortir. Le statut n'est pas une fin en soi, il n'est qu'un outil, qu'un cadre au service d'un projet de société. Avant de se demander « article 73 » ou « article 74 », il faut se demander quelles sont ses forces et ses faiblesses, quelles compétence­s doivent être exercées localement et quelles compétence­s doivent être exercées par l'État. L'hétérogéné­ité qui caractéris­e aujourd'hui les Outremer rend obsolète la distinctio­n entre les articles 73 et 74 de la Constituti­on. Le temps des statuts à la carte est venu.

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 ?? ?? Page 19. 30 mars 2017, manifestat­ion devant la préfecture de Cayenne, lors du mouvement social qui a conduit aux accords de Guyane.Photo P-O Jay - 97PX.
 Nouméa, jeudi 1er octobre 2020. Dernier meeting de la campagne du FLNKS pour le « OUI » au referendum d’autodéterm­ination de la Nouvelle-Calédonie. Photo Théo Rouby - 97PX.
 Octobre 2019, visite du Président Emmanuel Macron à Mayotte. Photo Bertrand Fannonel - 97PX.
Page 19. 30 mars 2017, manifestat­ion devant la préfecture de Cayenne, lors du mouvement social qui a conduit aux accords de Guyane.Photo P-O Jay - 97PX.  Nouméa, jeudi 1er octobre 2020. Dernier meeting de la campagne du FLNKS pour le « OUI » au referendum d’autodéterm­ination de la Nouvelle-Calédonie. Photo Théo Rouby - 97PX.  Octobre 2019, visite du Président Emmanuel Macron à Mayotte. Photo Bertrand Fannonel - 97PX.
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