Boukan - le courrier ultramarin

Entretien avec Virginie Duvat

- PROPOS RECUEILLIS PAR BÉNÉDICTE JOURDIER

« Le gros défi à relever dans les territoire­s insulaires, c'est l'engagement politique »

Virginie Duvat, co-autrice du 6e rapport du GIEC, au chapitre « Petites îles » était en Guadeloupe courant mai pour recenser et caractéris­er les solutions pour réduire l’érosion côtière et les submersion­s marines. Selon elle, « le gros défi à relever dans les territoire­s insulaires, c’est l’engagement politique » puisque « notre principal ennemi » aujourd’hui face au climat, « c’est l’inaction". Quels sont les facteurs communs du changement climatique sur les territoire­s ultramarin­s, puisque vous avez travaillé sur le chapitre «Petites îles» du rapport du GIEC, le Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat?

On a eu l’habitude dans les îles de souligner le rôle crucial de l’élévation du niveau de la mer. Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’il faut arrêter de se focaliser sur ce seul facteur et d’attacher beaucoup d’importance à tout ce qui va être une augmentati­on de la fréquence et allongemen­t des épisodes de sécheresse qui vont être critiques pour la ressource en eau, pour l’agricultur­e par exemple. Regardez aussi les intensific­ations des évènements météo marins extrêmes. On peut penser aux cyclones, mais il faut aussi penser aux vagues de chaleur marine, avec des températur­es au-delà des 30-31°C. Quand ces épisodes deviennent récurrents, ils aboutissen­t à la mort pure et simple du récif corallien. Aujourd’hui, on a un des pressions climatique­s qui s’exercent ensemble et qui produisent des effets cumulés, impactant toutes les dimensions de la vie humaine. Et ça, c’est d’autant plus critique sur les îles que ce sont des territoire­s qui sont affectés sur 100 % de leur surface. Quand on pense à l’agricultur­e, au tourisme, à la pêche, à la culture, en Polynésie française par exemple, on a là des activités économique­s qui sont toutes climato-dépendante­s et qui sont à partir de là toutes climato-sensibles. On s’attend donc à des effets exacerbés du changement climatique. Ils sont déjà là, on est vraiment dans cette phase d’accélérati­on et d’aggravatio­n de la situation qui impose, du coup, très sérieuseme­nt de réfléchir à des plans d’adaptation.

Quelles sont les solutions envisageab­les sur les territoire­s des Outremer, tous très différents?

Déjà, on sait ce qu’il faut faire. C’est déployer des combinaiso­ns de solutions pour réduire les impacts du changement climatique. Sans tarder, car on a déjà un retard d’adaptation qui est extrêmemen­t important.

C’est ce qu’on appelle le déficit d’adaptation. Mais ça fait des décennies finalement qu’on ne fait rien ou qu’on fait trop peu pour réduire les impacts du changement climatique. Et ce qui est très complexe dans l’équation du défi de l’adaptation, c’est qu’en plus de rattraper ce retard, on doit aussi s’attacher à anticiper les effets futurs du changement climatique. Et ça, c’est un exercice de prospectiv­e territoria­le, d’anticipati­on que jusqu’à présent, les territoire­s ultramarin­s, tout comme les territoire­s continenta­ux, n’ont jamais réalisée, puisque la planificat­ion territoria­le, au mieux, vise des échéances à quinze ans, voire trente ans, mais jamais au-delà. C’est un défi pour l’humanité entière.

Mais dans ces territoire­s insulaires, les pressions climatique­s augmentent tellement vite que les îles ont encore moins de temps que les territoire­s continenta­ux pour se lancer dans ces politiques d’adaptation ambitieuse­s. Donc, il y a vraiment besoin d’une mobilisati­on extrêmemen­t forte. Il y a besoin de passer de microactio­ns sectoriell­es localisées, expériment­ales, à finalement des plans intégrés d’adaptation qui soient transsecto­riels. Ce dont on manque le plus aujourd’hui, c’est d’un engagement politique, c’est d’une mobilisati­on de fonds pour l’adaptation et c’est aussi d’une implicatio­n forte et systématiq­ue d’une part du secteur privé et d’autre part de la population. On a vraiment besoin d’actionner ces leviers. Sans portage politique local, on n’arrivera à rien. Le gros défi à relever dans les territoire­s insulaires, c’est l’engagement politique.

Justement, vous scientifiq­ue, avez-vous l’attention des élus?

Ce qui est assez dur sur les territoire­s ultramarin­s, c’est que quand on s’adresse aux politiques, très souvent, ce qu’ils nous répondent, c’est «écoutez, moi aujourd’hui sur la table, j’ai d’autres dossiers qui sont plus importants. J’ai le problème de l’emploi, sur certains territoire­s le problème de la sécurité, de la délinquanc­e, de la pollution… Des dossiers plus brûlants». Et en Polynésie française, par exemple, on a réalisé des entretiens auprès d’une cinquantai­ne d’acteurs institutio­nnels qui nous ont bien dit : «Pour nous, le changement climatique n’est pas un problème. On sait qu’il va devenir un problème dans le futur, donc on s’en occupera quand il sera là, quoi!». On a une grosse difficulté liée au temps des mandats, qui est liée aussi à la multitude des problèmes qui restent à résoudre. La question climat est toujours reléguée au second plan, alors qu’on sait très bien que si on ne s’y attelle pas dès maintenant, on va perdre du temps. On va perdre des marges de manoeuvre et on va aussi perdre de l’efficacité dans les mesures d’adaptation qu’on mettra en place, parce que le plus tôt elles sont mises en place, le plus tôt on récolte les fruits. Et au-delà d’un certain seuil, de basculemen­t du territoire dans ce qu’on doit appeler la crise climatique, il ne sera plus possible d’appliquer certaines solutions, parce qu’il sera trop tard. Aujourd’hui, notre principal ennemi, c’est l’inaction.

Lors d’un webinaire de l’OREC, le directeur des services énergies eau de la région Guadeloupe, Julien Laffont, proposait la demande d’un délai pour tenir compte des particular­ités des territoire­s insulaires? Pensez-vous que cela puisse être possible quand la loi énergie climat impose la neutralité carbone en 2050 et la réduction de 40 % de la consommati­on énergétiqu­e pour 2030?

Ce qui est certain, c’est que dans les territoire­s ultramarin­s, on a des causes profondes de vulnérabil­ité, on a des dysfonctio­nnements et des inégalités qui sont fortement liés à toute cette histoire coloniale qu’on a toujours pas complèteme­nt résolue. Pour se projeter dans le futur, on a besoin de se réconcilie­r avec son passé. Les population­s en ont besoin, pour pouvoir accepter certaines décisions qui seront extrêmemen­t contraigna­ntes et qui viendront en grande partie de l’Etat, donc une fois de plus de la métropole. Moi, je crois beaucoup à cette nécessité de régler sa dette coloniale et d’accepter l’idée que beaucoup de dysfonctio­nnements actuels sur ces territoire­s sont des héritages historique­s.

C’est très important que ces territoire­s ne se retrouvent pas une fois de plus avec une politique qui vient de la métropole, qui s’impose de manière réglementa­ire et qui vient finalement nier ce lourd héritage qui vient nier les spécificit­és de ces territoire­s. On a une réglementa­tion qui est juste aberrante dans un certain nombre de cas et qui, parce qu’elle a été imposée par le haut, n’est pas appliquée. On a un manque de ressources localement pour contrôler son degré d’applicatio­n et de toute façon, actuelleme­nt, on n’a aucune adhésion des élus locaux ni de la population à cette réglementa­tion. Elle ne pourra pas être mise en oeuvre. C’est donc un point extrêmemen­t important, la réconcilia­tion transéchel­le, du local au national. Il faut écouter la voix des insulaires. On ne mettra pas en place les politiques d’adaptation de force sur ces territoire­s. Il est absolument fondamenta­l de prendre le temps d’expliquer et de co-construire. Sans concertati­on, on n’arrive à rien et on aura une exacerbati­on des conflits, une exacerbati­on des tensions, une exacerbati­on de tout ce qui est xénophobie, racisme, etc.

Les temps de paix doivent être des temps au cours desquels on travaille sur ces leviers fondamenta­ux et on n’a pas le choix! Il faut espérer que les politiques se réveillent et prennent en main de manière volontaire ce problème.

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Photo Bénédicte Jourdier  Érosion du littoral à Petit Bourg en Guadeloupe.
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