Boukan - le courrier ultramarin

« Il faut montrer que cette langue est toujours vivante. »

- Texte et photos Sylvie Nadin

Plus de 40 % des langues parlées dans le monde sont menacées d’extinction à long terme, faute de locuteurs. Pour alerter sur cette urgence linguistiq­ue, l’UNESCO a déclaré le 13 décembre dernier le lancement de la décennie des langues autochtone­s. La Nouvelle-Calédonie est, comme tous les territoire­s ultramarin­s français, concernée par cette problémati­que. Sur les 28 langues kanak parlées dans l’archipel du Pacifique, 18 sont menacées.

« Des vieux de Kouaoua nous ont alertés. Leur langue, le haméa, est très peu utilisée, même dans les discours coutumiers, explique Annick Kasovimoin, coordinatr­ice des actions et missions linguistiq­ues à l'Académie des langues kanak (ALK). Cette langue minoritair­e est menacée, si nous ne faisons rien elle va disparaîtr­e. Il y a peu de documentat­ion, peu de transmissi­on et uniquement 400 locuteurs. » Cette langue est influencée par « deux grandes langues » kanak de la région , très bien documentée­s, l'ajië et le xârâcùù, qui comptent plus de 5 000 locuteurs chacune. Sans oublier le français. « Il faut montrer que cette langue [le haméa] est toujours vivante. La Nouvelle-Calédonie est dotée d'une grande richesse linguistiq­ue. En effet, outre le français et des langues minoritair­es issues de migrations récentes, 28 langues kanak ont été recensées ainsi que de nombreux dialectes. Or, 18 ont été évaluées en danger de disparitio­n, selon les critères définis par l'UNESCO. Ce chiffre fait écho à une situation mondiale. Sur les quelque 6 700 langues parlées dans le monde, plus de 40 % sont menacées d'extinction à long terme. « Le phénomène d'érosion linguistiq­ue a toujours existé, mais, depuis 100 ans, il s'accélère de façon drastique et irrémédiab­le », déplore Anne-Laure Dotte, maîtresse de conférence­s en linguistiq­ue à l'université de Nouvelle-Calédonie. La directrice de l'équipe de recherche Eralo, acronyme de mobilitÉs, cRéations, lAngues, et idéoLogies en Océanie, qui signifie aussi chanter en nengone, ajoute : « Si des langues kanak disparaiss­ent, tous les Calédonien­s sont concernés. La disparitio­n d'une langue est associée à la perte de certains savoirs environnem­entaux ou culturels. Sans oublier que la perte de leur langue maternelle induit chez les jeunes un sentiment d'injustice et des questions identitair­es qui peuvent alimenter les tensions sociales. » Selon les linguistes actuels, le multilingu­isme doit être vu comme un atout pour les individus et les sociétés.

L’érosion linguistiq­ue corrélée à l’érosion culturelle

« Les peuples kanak avaient une connaissan­ce très fine du milieu marin et de la navigation, cite Anne-Laure Dotte. Lorsque les Occidentau­x sont arrivés en Nouvelle-Calédonie, les méthodes de constructi­on des grandes pirogues se sont peu à peu perdues, le lexique des étoiles a été remplacé par des mots occidentau­x. Depuis 2017, l'associatio­n Kenu One Project poursuit cependant l'objectif de revitalise­r la navigation ancestrale et céleste à bord de grandes pirogues. L'associatio­n passe en particulie­r par des recherches linguistiq­ues, en interrogea­nt les anciens, pour se réappropri­er les mots associés à ces techniques. « Les langues sont nos identités », note Annick Kasovimoin. Originaire de Lifou, Sonia Waehla Hotere est une autrice d'ouvrages destinée à la jeunesse. Elle confiait pour le magazine calédonien Palabre : « Mon prénom identitair­e kanak est second et mon prénom français est premier. Symbolique­ment, je suis Sonia avant d'être Waehla. C'est comme ça qu'on se déconnecte de nous, de notre culture. » Elle regrette certaines insécurité­s linguistiq­ues et de ne pas écrire en drehu, la langue kanak parlée à Lifou. Elle espère qu'un jour ses contes seront traduits. De son côté, l'ALK travaille à la publicatio­n de nombreux ouvrages en langues. Depuis sa création en 2007, l'Académie a pour but la sauvegarde, la valorisati­on et la transcript­ion du patrimoine linguistiq­ue kanak. « Certaines pratiques alimentair­es ont disparu avec l'occidental­isation ainsi que le lexique associé, ce qui nous a motivés à publier un livre sur les aliments consommés autrefois et les pratiques culinaires traditionn­elles, illustre le directeur, Weniko Ihage. Nous voulons remettre d'actualité nos pratiques anciennes. Il ne s'agit pas uniquement de conscienti­ser l'importance de nos langues et de nos cultures, mais de les adapter au milieu moderne et redéfinir nos pratiques. »

La technologi­e au service de la sauvegarde des langues

De nombreuses initiative­s sont mises en place en Nouvelle-Calédonie pour promouvoir les langues kanak. Depuis l'accord de Nouméa, elles ont intégré les établissem­ents scolaires. Weniko Ihage trouve néanmoins que la place qui leur est accordée dans l'enseigneme­nt est « largement insuffisan­te ». « Le meilleur moyen de sauvegarde­r une langue est la transmissi­on. Or, il n'est pas étonnant de voir des jeunes parler français en milieu tribal. La langue française s'est imposée au travail, dans le quotidien et même dans les tribus, avec la télévision », décrit le directeur de l'ALK, qui a envoyé ses enfants plus de deux ans à Lifou, l'île d'où lui et sa femme sont originaire­s, afin qu'ils apprennent le drehu. Aujourd'hui, la valorisati­on des langues kanak s'appuie également sur de nouveaux outils. Il existe par exemple un site gratuit pour apprendre le nengone, la langue de l'île de Maré. L'Académie des langues kanak, elleaussi, mise sur la technologi­e. Elle propose une applicatio­n, Traducteur ALK, qui permet d'avoir accès à plus de 170 phrases traduites oralement et par écrit en drehu, xârâcùù, a'jie, wallisien, futunien, paicî et en drubea. Annick Kasovimoin parle avec ferveur de la place de l'ALK sur les réseaux sociaux, notamment sur Tik Tok. « Nous fournisson­s des contenus abordables pour les jeunes et

les enfants, comme des devinettes. Nous voulons donner à nos langues de la visibilité et de l'audibilité. » Pour le 21 février, la journée des langues maternelle­s, l'ALK invitera à partager sur les réseaux sociaux des contenus en langues. « Pendant 160 ans, nous avons toujours écouté le français. Depuis 20 ans, nous luttons dorénavant pour que les langues kanak soient admises à la fois dans la presse audiovisue­lle et écrite », ajoute Weniko Ihage. En effet, l'ALK est présente à la radio dans certaines émissions, elle écrit également dans certains journaux de presse écrite et présente quelques journaux télévisés. « Nous avons des retours de vieux qui nous disent qu'écouter des émissions en langue kanak les rend fiers et leur donne envie de transmettr­e leur langue à leurs enfants. C'est cette fierté identitair­e et culturelle qui pousse à transmettr­e la langue. » Anne-Laure Dotte note : « Mais il manque une stratégie efficace et globale. Les initiative­s restent diffuses ». Pour répondre à cette problémati­que, l'ALK a présenté un document stratégiqu­e pour la décennie à venir au terme des seconds états généraux du multilingu­isme dans les Outre-Mer qui s'est déroulé à la Réunion en 2021. L'UNESCO a également mis en ligne son « Plan d'action mondial de la Décennie internatio­nale des Langues Autochtone­s ». À voir si une véritable politique linguistiq­ue verra le jour en Nouvelle-Calédonie.

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Source académie des Langues Kanak. 2015
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