Boukan - le courrier ultramarin
EN GUYANE, LA RESTITUTION DE TERRES AUX AMÉRINDIEN·NES EST ENGAGÉE
Le moment est inédit mais le dossier est comme suspendu. La restitution historique de terres aux familles autochtones guyanaises promise en avril 2017 par le Gouvernement sous François Hollande n’est toujours pas effective et a connu un vrai coup d’arrêt en 2022
Àl'image de la réforme foncière engagée en Nouvelle-Calédonie depuis les années 80 à la demande des Kanak, un processus d'aspect similaire, mais plus imparfait, est en cours depuis les années 90 en Guyane pour redonner aux peuples premiers des terres sans lesquelles ils ne peuvent vivre pleinement.
Le 21 avril 2017, à l'issue d'une grande mobilisation citoyenne et syndicale en Guyane contre la gouvernance d'État et les élites politiques locales, le gouvernement Cazeneuve avait finalement accepté d'engager un processus de restitution de
« 400 000 hectares » de terres (moins de 5 % du territoire) aux communautés coutumières. Six nations autochtones (arawak, kali'na, pahikwene, teko, wayampi, wayana) composent ces communautés présentes en tout point des villes et villages du littoral et dans l'intérieur forestier. Elles rassemblent quinze mille habitants et portent cette restitution comme un préalable à l'effectivité de leurs droits.
Les terres doivent être cédées tout d'abord au nom de l'antériorité des Amérindien·nes en Guyane et de la spoliation de leur territoire lors de la colonisation. Deuxièmement, cette décision se fonde sur le besoin pour les familles de maintenir une approche collective de l'espace dont ils tirent, parfois de manière quasi autosuffisante, les éléments matériels, nourriciers, holistiques et spirituels nécessaires à leur quotidien. Une approche entravée par le droit commun français.
En six ans, le dossier a franchi une première étape : la forme du futur outil foncier a été choisie, non sans objections amérindiennes : il s'agira d'un établissement public en charge, avec l'administration d'État, de la «gestion de terres transférées».
Cet outil demeure néanmoins encore incertain en ce qui concerne sa future gouvernance. Les peuples autochtones n'ayant aucune assurance qu'ils seront majoritaires et pourront orienter comme ils l'entendent les décisions.
Le dossier manque de lisibilité
Pour le reste, le dossier manque de lisibilité. Sous Emmanuel Macron, Paris refuse systématiquement depuis 2019 l'accès aux conclusions d'un rapport interministériel de préfiguration de la gestion des terres coutumières. Par ailleurs, ni le ministère délégué aux outre-mer ni le préfet de Guyane ne veulent répondre à nos questions.
«On est arrivé à un point de blocage, constate Yanuwana Pierre, membre du conseil coutumier. Ce conseil et une commission ad hoc dédiée coordonnent les discussions avec les chefferies, l'État et l'autorité politique régionale. « Jusqu'à présent on a fait toute la partie la plus simple, c'est maintenant qu'on va dans les sujets sensibles. Chaque thématique est devenue un point de blocage : entre les peuples eux-mêmes, avec les collectivités, entre les Amérindiens et l'État…», poursuit le militant. «Il faut reprendre les travaux qui ont été effectués, car depuis quelque temps il y avait des suspensions. On était occupé sur d'autres sujets [lire notre article page suivante sur le village Prospérité] », explique de son côté, le président du conseil coutumier, le capitaine Bruno Apouyou, au sortir d'une première demi-journée de réunion dédiée au sujet à Cayenne le 30 janvier.
En octobre 2022, un communiqué, sans plus d'explications, de la préfecture de Guyane mettait en cause « les demandes formulées par les communautés d'habitants », qui seraient «très en deçà des attentes formulées [en 2017] ». De passage en janvier à Cayenne, le ministre chargé des outre-mer, Jean-François Carenco, a confirmé à sa façon l'enlisement actuel du dossier évoquant laconiquement la
… Jusqu’à présent on a fait toute la partie la plus simple, c’est maintenant qu’on va dans les sujets sensiibles. Chaque thématique est devenue un point de blocage : entre les peuples eux-mêmes, avec les collectivités, entre les Amérindiens et l’État… constate Yanuwana Pierre
nécessité de créer des « groupes de travail » pour « avancer sur le sujet ». Des «groupes de travail», six ans après.
Les interrogations et les enjeux sont d'importance : où seront localisées les zones restituées sachant que les alentours des villes, villages et hameaux font l'objet de demandes concurrentielles émanant du monde agricole, des mines, des aménageurs, des collectivités, des spéculateurs, de la semi-industrie ? Comment la répartition sera-t-elle calculée? Qui siègera au conseil d'administration de l'établissement public pour « représenter » les intérêts et revendications distinctes des groupes? Les futurs espaces se juxtaposeront-ils où se fonderont-ils dans les 700000 hectares actuellement attribués de manière imparfaite sous forme de concessions et zones de droits d'usage collectif aux villages et associations qui n'en ont que l'usufruit?
Un moment inédit
« Les problèmes nés d'une concurrence sur les usages du sol et de la revendication d'un droit à se voir attribuer des terres communautaires sont au centre des revendications autochtones depuis 1984», rappelait par écrit un groupe de travail sur la question autochtone composé de trois juristes, dont Alexis Tiouka, figure guyanaise et juriste kali'na. «La terre constitue la pierre angulaire du combat pour les peuples autochtones amérindiens (comme pour tous les peuples, la méconnaissance des droits des premiers est bien une discrimination qui prolonge une situation coloniale) dès lors que les violations des droits fonciers peuvent entraîner d'autres violations.»
Ce moment inédit est également suivi de près par les chercheurs en sciences humaines. Caroline Delattre, doctorante en géographie à l'université Bordeaux-Montaigne y voit l'occasion pour explorer à nouveau «l'ambiguïté juridique» de la restitution foncière. «Il est intéressant de regarder comment la France arrive à faire ce grand écart où d'un côté elle ne reconnaît pas les peuples autochtones en Guyane [puisqu'elle refuse de ratifier les textes internationaux relatifs à leur existence et droits propres], mais en même temps ils sont destinataires de cette question foncière. Le sujet pose aussi la question de l'identité et de la justice spatiale. Tout comme celui de la justice réparatrice : la rétrocession sera-t-elle accompagnée d'une réflexion sur les impacts de la colonisation ? »