Boukan - le courrier ultramarin
LE NON À LA CENTRALE MARQUE-T-IL UN TOURNANT DANS LA STRUCTURATION DES LUTTES AUTOCHTONES ?
Une ambiance post-apocalyptique
Sous le ciel incertain de ce début de saison des pluies, à un kilomètre à peine du village kali'na de Prospérité, la zone déforestée par le projet de centrale électrique de l'Ouest Guyanais, dit CEOG, a des allures de cauchemar. Percés dans une dense toison d'arbres monumentaux, une vingtaine d'hectares boueux ont été rasés à blanc et laissent apparaître quelques grumes pourrissant dans une boue rougeâtre. Une douzaine d'ados en treillis kakis et cagoules, munis de bâtons ou de machettes, prennent des poses au milieu des troncs morts ou s'abritent du crachin sous des tentes ornées de panneaux “ZAD”. De temps à autre, des vigiles stipendiés par la CEOG passent en quad à l'horizon, prennent quelques photos, puis repartent. L'atmosphère est post-apocalyptique. « L'État est venu abattre notre forêt, notre futur. Ce n'est pas quelque chose que je peux accepter », assène Mélissa Sjabere, 22 ans dans 4 mois, une des meneuses du groupe d'occupation du site, essentiellement composé d'adolescents et de jeunes adultes. Solidement campée dans le sol boueux, les épaules fortes et le regard droit, Mélissa Sjabere incarne la détermination de ce village d'à peine 300 âmes qui se bat depuis septembre 2018 contre un projet industriel chiffré à 170 millions d'euros.
Un projet en apparence consensuel
Le projet, de prime abord, aurait pu sembler consensuel. Martelés par les différents communiqués de presse de l'entreprise, repris en choeur par une salve d'élus guyanais favorables au projet, les arguments qui le sous-tendent paraissent implacables. Composé d'une série de panneaux photovoltaïques et d'unités de stockage à l'hydrogène, la centrale permettrait d'assurer la sécurité énergétique de près de 70000 habitants dans l'Ouest guyanais avec une électricité 100 % renouvelable, et ce au prix de la déforestation de 78 hectares de forêt « dégradée », dans « le respect de la biodiversité » et «des zones de chasse et d'alimentation du village Prospérité et de ses habitants» (communiqué du
“Le problème, c’est l’emplacement : pourquoi vous mettez-vous vos projets autour des villages Amérindiens, sur nos terres coutumières, alors qu’il y a des millions d’hectares disponibles en Guyane ? ” s’indigne Roland Siabere
7 novembre 2022). Dans le contexte de la croissance démographique massive de l'Ouest guyanais et des fréquentes coupures d'électricité qui y ont cours, la CEOG serait «indispensable pour répondre aux besoins en énergie de notre territoire», comme le déclaraient encore des élus guyanais dans une tribune parue dans Le Monde du 03 janvier 2023. Pilotée par la société bordelaise Hydrogène de France (HDF) et détenue à 60 % par le fonds d'investissement Meridiam dirigé par Thierry Déau, un proche de la première heure d'Emmanuel Macron, la centrale devait être mise en marche à la mi-2024 pour une période de 25 années reconductibles. Mais si plusieurs études d'impact, lancées par le village, ont révélé l'existence d'espèces protégées sur le site, le principal point de conflit n'est pas dans la légitimité de principe du projet. « Nous ne sommes pas du tout opposés au projet luimême », rappelle Roland Sjabere, le chef coutumier du village Prospérité et porte-parole de facto de la résistance. Elle soulève d'abord une série de questions essentielles au bien-être des populations autochtones sur le territoire guyanais, à commencer par celle de la répartition des terres, dans un département où près de 95 % de la terre est possédée par l'État français.
La question de la terre
« Le problème, c'est l'emplacement : pourquoi vous mettez vos projets autour des villages Amérindiens, sur nos terres coutumières, alors qu'il y a des millions d'hectares disponibles en Guyane?», s'indigne Roland Siabere. Les 140 hectares de forêt qui doivent être loués par l'ONF à la CEOG trônent en plein milieu d'une Zone de Droit d'usage collectif (ZDUC), revendiquée depuis 2019 par le village à l'État, pour mener “un projet d'autonomisation “du village. Si les contours de ce dernier sont encore flous, il reposerait sur de la culture vivrière et la valorisation des savoirs autochtones traditionnels. Mais au-delà des querelles polémiques, ce sont deux modes d'appréhension de la nature, deux positions anthropologiques fondamentales, qui s'affrontent sur ces quelques hectares de boue. « [Les gens de la CEOG] considèrent que l'emplacement du projet est juste un point neutre, déshumanisé, sur une carte. Mais nous, les Amérindiens, vivons en osmose avec la forêt depuis des millénaires : elle représente pour nous un espace de vie au sens fort, un simple terrain de chasse et de pêche, une pharmacie vivante, et surtout un espace de transmission intergénérationnelle de nos savoirs. Sans forêt, il n'y a pas de vie. » De quoi relancer les débats sur l'accession à la propriété foncière, portés de longue date par les instances autochtones. « En laissant de facto à l'État, via le décret de 1987 instaurant le dispositif des Zones de Droit d'usage collectif (ZDUC), la souveraineté sur leurs terres coutumières, les Amérindiens de Guyane croyaient pouvoir en jouir. Mais ils s'aperçoivent aujourd'hui qu'elles sont peu à peu grignotées par les projets industriels et la périurbanisation, et comprennent la nécessité de lutte pour la défendre », analyse Damien Davy, anthropologue et ingénieur de recherche au CNRS. Car la mise à l'écart de la population de Prospérité dans les processus décisionnels du projet pose une question plus symbolique, celle de la prise en compte des populations autochtones dans l'aménagement du territoire.
Consultation purement formelle
« Ils ont dit à tout le monde qu'ils nous avaient consultés, alors que le choix du site et la nature du projet étaient déjà fixés, déplore Roland Sjabere. Notre consentement libre et éclairé a été bafoué. » Nonobstant le rejet unanime des habitants du village, exprimé dès les premières réunions publiques de 2019, le projet est mis en travaux à l'automne 2022, provoquant le sabotage de plusieurs pelleteuses par les habitants. « Nous avons entendu les pelleteuses et les tronçonneuses dans la forêt sans que personne ne nous ait prévenus du lancement des travaux », raconte Mélissa Sjabere, la nièce du chef du village. « Nous y sommes allés pour les chasser, c'était une évidence pour nous. » Le 24 octobre 2022, l'arrestation brutale de ce dernier et de trois militants, tenus responsables de ces dégradations, allume un élan de solidarité en faveur du chef coutumier et provoque le 9 novembre le lancement officiel d'une “résistance illimitée” sur la zone
… Mais ils montrent, avec leur refus de projets tels que Montagne d’Or hier ou Prospérité aujourd’hui, que la question de la terre devient une question existentielle pour eux. analyse Damien Davy
“Ils ont dit à tout le monde qu’ils nous avaient consultés, alors que le choix du site et la nature du projet étaient déjà fixés. Notre consentement libre et éclairé a été bafoué “déplore Roland Sjabere
défrichée. « Depuis 400 ans, les autochtones de Guyane sont dominés politiquement, analyse Damien Davy, mais ils montrent, avec leur refus de projets tels que Montagne d'Or hier ou Prospérité aujourd'hui, que la question de la terre devient une question existentielle pour eux. » Le village de Prospérité, malgré sa petite taille, semble être en train d'acquérir le statut d'une lutte exemplaire illustrant la nécessité de défendre les modes de vie autochtones en Guyane.Une lutte exemplaire
« Ce projet n'est ni le premier ni le dernier, déplore Roland Sjabere. Si on les laisse faire, ils continueront à grignoter nos terres coutumières comme ils l'ont toujours fait. » Pour répondre à une croissance démographique importante et à sa sous-dotation en termes d'infrastructures énergétiques, la carte de la Guyane se pave en effet d'une série de projets industriels qui créent des conflits d'usage avec les populations locales. « Le projet Montagne d'Or, abandonné à la suite de plusieurs années de luttes autochtones et écologistes, a montré que l'action politique était la seule manière de se faire entendre. »
La résistance du village Prospérité marque ainsi une évolution du rapport de force en Guyane entre les peuples autochtones, les élites locales et l'État, notamment du fait d'un long processus de structuration des luttes autochtones en Guyane.
La structuration des luttes autochtones en Guyane.
« Jusque dans les années 1980, tout le monde croyait que les Amérindiens étaient sur le point de disparaître en Guyane. Mais cette période marque une première génération de militants, qui essaient de faire reconnaître, sur un plan essentiellement juridique, l'existence des nations autochtones », analyse Damien Davy, anthropologue et ingénieur de recherche au CNRS. « Cette première génération, représentée par des figures comme Alexis Tiouka ou Jocelyn Thérèse, prenait pour théâtres les grands sommets internationaux. » Si la France refuse toujours de signer l'article n° 169 de l'OIT qui reconnaît des droits aux nations autochtones, cette première phase aboutit à une reconnaissance partielle des droits des populations autochtones de Guyane, notamment par la ratification de traités internationaux comme la Convention sur la Diversité Biologique à l'issue du sommet de Rio (qui reconnaît que la sauvegarde des populations autochtones ont un rôle dans la préservation de la biodiversité) ou le protocole de Nagoya, signé en 2010, qui sanctifie le respect des savoirs traditionnels. Elle a aussi abouti, en 2017, à la promesse de rétrocession de près de 400000 hectares de terres aux populations autochtones de Guyane. « Mais ces acquis symboliques se sont très peu traduits dans les faits, et les autochtones ne possèdent qu'une infime part de leur espace vital. »
Chiapas et réseaux sociaux
Prenant conscience de la nécessité de faire appliquer sur le terrain ces acquis symboliques, une deuxième génération de militants aurait vu le jour à la fin des années 2000. Fédérée par des figures comme Christophe Pierre ou Claudette Labonté, cette génération militante se focalise davantage sur des luttes locales ou spécifiques, comme Montagne d'Or en 2019, la question de la reconnaissance officielle des Home Indiens ou celle de la scolarisation des jeunes de l'intérieur. « Plus jeune, plus connectée, cette génération est à l'aise avec les répertoires d'action contemporains comme les médias ou les réseaux sociaux, et s'arc-boute à un imaginaire militant mondialisé. » Sur le site de Prospérité, le port du bandana à la manière du sous-commandant Marcos, référence aux mouvements zapatistes du Chiapas, ou le terme de ZAD, repris comme une « Zone autochtone à
Défendre », témoigne de cette capacité à faire appel à des représentations collectives globales pour faire avancer un combat local. « En opérant la jonction entre les intérêts autochtones et des luttes écologistes et anticapitalistes plus globales, cette nouvelle génération militante est parvenue à donner une audience sans précédent au mouvement autochtone guyanais. » En témoignent la couverture médiatique importante au regard de la taille du village, ou la réception de Roland Sjabere et de Christophe Pierre à l'Assemblée nationale. « L'opposition, c'est une dizaine de personnes soutenues par des militants décoloniaux venus de métropole », estime quant à lui Thierry Queffelec, le préfet de Guyane, pour qui le projet correspond à la fois à la légalité, la légitimité, et la nécessité économique. « Il reste deux mois de travaux, ils reprendront bientôt, et leur sécurité sera un point d'intérêt majeur de l'État », annoncet-il à l'évocation d'une possible résistance. De quoi annoncer un probable durcissement qui pourrait faire advenir une troisième génération de militants, plus déterminée peut-être encore, comme l'affirme Mélissa Sjabere : « Contrairement à ce que tout le monde pensait il y a cinquante ans, mon peuple et ma culture ne disparaîtront pas de cette terre. Pour m'en assurer, je lutterai jusqu'à la mort s'il le faut. »