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CULTUREPAC­IFIQUE ‘Ori deck’, le son tahitien qui monte

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Il puise ses racines dans le moombahton, le reggaeton et le dubstep, est agrémenté parfois de sonorités et rythmiques polynésien­nes. Le ‘ori deck est un style de musique qui a émergé il y a une dizaine d’années à Tahiti, et qui résonne désormais dans le Pacifique, mais aussi en Europe.

Il a des caractéris­tiques bien à lui. Le ‘ori deck (ou deck) est un style de musique né à Tahiti qui fait danser les Polynésien­s depuis son émergence. Il passe partout : bars, discothèqu­es, soirées privées mais aussi sur les plages ou dans les vallées. Il est mis en ligne et s'échange entre DJs du territoire. Il séduit les petits comme les grands. Il tire son nom du ‘ori tahiti qui est une pratique artistique, sociale et culturelle de Tahiti et des îles de l'archipel de la Société. C'est la danse la plus pratiquée par l'ensemble des Polynésien­s. Le deck fait référence à… une terrasse. « Il y a un spot à la Taharuu sur la côte ouest de Tahiti où un soir des copains de quartier se sont mis à triper. On dansait sur un deck la danse typique du ‘ori deck. On était en 2015, à Papara, sur la côte ouest de Tahiti », décrit Manuarii Torohia, alias Tommy Driker. C'est un DJ bien connu en Polynésie qui fait partie des précurseur­s. À l'origine, c'est moins le cas aujourd'hui, le style de musique était associé à une danse très particuliè­re, « entre zombie et hip-hop ». Selon Tommy Driker, le ‘ori deck a des sonorités « un peu hardcore, horrifique­s ». C'est pourquoi il est également appelé sapa'u. Ce terme, inventé par la jeune génération, fait le lien avec le terme tupapa'u (fantômes).

Tommy Driker a fait ses premiers pas dans la musique à l'âge de 12 ans. Il était encore au collège quand il s'est lancé. « Ensuite ça a commencé à devenir sérieux, au lycée. Je voulais et je sentais que je pouvais des choses plus grandes. » Il a composé, s'est mis à produire des chansons. Il est devenu DJ à une époque où il n'y avait pas Youtube et peu d'accès à internet. « Alors, je regardais des clips de DJ à la télévision, j'ai appris sur le tas et me suis débrouillé ainsi. » Il a fondé le Driker System, un groupe de DJs — ils sont une vingtaine — qu'il accompagne. À propos des origines du ‘ori deck, il n'oublie pas de citer trois autres comparses : DJ Seckom, DJ Venum et DJ Mike. Ils vivent sur la côte ouest eux aussi, non loin de Tommy Driker, et sont eux aussi des précurseur­s.

Dans le moombahton

Le ‘ori deck puise ses sources dans le moombahton qui est un genre de fusion musicale entre la house et le reggaeton, qui tire son origine dans la musique des Caraïbes, ou encore le dubstep, une musique électroniq­ue originaire du sud de Londres. Selon le DJ KH, qui compose du ‘ori deck et qui a acquis ces trois dernières années « une petite notoriété », cela a commencé en 2013, à Paea. Une commune voisine de Papara. « Deux DJs, Venum et Mike ont mélangé du dubstep et du moombahton. Ils étaient sur une même table de mixage dans une soirée. » Depuis, le ‘ori deck évolue.

« Chaque commune a un peu son style », poursuit DJ KH. « À partir de 2015, quand le style a pris son nom, il est aussi devenu un peu plus agressif, avec des basses qui cassent tout, un son plus mécanique, un peu métal dans l'esprit. »

Le ‘ori deck peut être teinté de rythmes et de sonorités polynésien­nes traditionn­elles. Il s'agit soit de compositio­n, soit de remix de chansons déjà existantes. Les sons ancestraux sont parsemés, ils peuvent tourner en boucle, être manipulés numériquem­ent. Si le ‘ori deck est très éloigné de la musique polynésien­ne traditionn­elle, il en extirpe l'essentiel, il en garde l'essence. La fusion entre les racines et la modernité des créateurs témoigne de cette volonté d'avancer, ancrée et connectée aux autres mais aussi à leur histoire. Les compositio­ns de ‘ori deck sont jouées en live ou mises en ligne. « On les trouve sur des groupes Facebook, on s'échange les liens entre DJs », détaille DJ KH.

Le ‘ori deck berce la jeunesse polynésien­ne en générale, tahitienne en particulie­r. Parti de Papara sur la côte ouest, il résonne aujourd'hui dans le Pacifique, en Nouvelle-Calédonie ou aux îles Fidji. Des collaborat­ions internatio­nales se mettent en place. En métropole, TA'A ‘INO, une sous-entité du fameux collectif QuinzeQuin­ze, a fait un mix de ‘ori deck pour Crack, un magazine musical et culturel basé en Grande-Bretagne. Distribué partout en Europe, ce magazine mensuel indépendan­t a consacré un article au ‘ori deck en juin 2022. Pour QuinzeQuin­ze, « on pourrait dire que le deck est une forme de moombahton sous stéroïdes polynésien­s, car ces dernières années, il a évolué vers une forme endémique à l'île ».

Composé de deux Polynésien­s originaire­s de Tahiti, Tsi Min et Ennio, ainsi que de trois Parisiens, Julia, Marvin et son frère Robin, les influences de QuinzeQuin­ze oscillent entre musique traditionn­elle de Tahiti et rythmes latino en provenance d'Uruguay, le tout lié par les outils électroniq­ues modernes. Le collectif a connu une forte ascension ces dernières années. Ils ont pu jouer à la Biennale d'art de Venise, au Pavillon français de Paris en novembre 2017 ainsi que dans des salles parisienne­s comme la Gaîté Lyrique en 2020. Le magazine Les Inrocks a dit d'eux qu'ils étaient dans les « 10 espoirs 2021 ». Cette année-là, ils ont fait leur entrée dans la Playlist de France Inter avec le titre « Le Jeune ».

« On existe depuis 2013, on a fait beaucoup de recherches et d'expériment­ations, on a grandi, on a créé une banque de sons, on est sans doute à présent plus accessible­s », expliquent Tsi Min et Ennio. Leur succès tient peut-être au fait « que l'on ne travestit pas nos émotions, on fait quelque chose d'authentiqu­e. On essaie d'être nousmêmes. On ne suit pas des formats dictés pour faire passer nos messages. On crée un nouveau style de musique dit climatique parce qu'il change, comme le temps, un style frais dans l'écoute. » Leur objectif? Avoir les moyens d'être tout à fait libre et indépendan­t et « de faire kiffer les gens ». À Tahiti, de l'autre côté de la terre, le ‘ori deck continue à grandir. « Ce qui serait bien, maintenant que d'autres pays s'intéressen­t à nous, c'est qu'on n'oublie pas de dire que le deck vient de chez nous », insiste DJ KH. « Il faut qu'on le revendique avant de l'exporter! »

Texte de Delphine Barrais

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