Boukan - le courrier ultramarin
Jean-Jacques de Granville, ou l’âge d’or des naturalistes explorateurs
Il n’est pas rare de croiser en Guyane, sur le mur défraîchi d’un salon ou d’une salle de bain, l’une de ces planches de Palmiers de Guyane, dessinées en nuances de beige sur fond blanc, avec toujours en guise d’échelle la silhouette d’un randonneur. Ces planches, on les doit à la plume habile du naturaliste Jean-Jacques de Granville, le «roi du palmier», qui s’est éteint à l’âge de 79 ans le 13 décembre 2022. Explorateur hors pair, collecteur obsédé, personnalité iconoclaste et grand vulgarisateur, il a passé plus de 50 ans de sa vie à arpenter les forêts de Guyane les plus reculées, dans ce qui s’apparente à l’un des plus importants travaux d’amassage floristique exploratoire de Guyane. Un pionnier comparable aux grands explorateurs
orsqu’on parle de Jean-Jacques de Granville à ses anciens collègues, un mot, insolite pour les profanes, surgit de toutes les ouches l’ er ier. )ondée en par le professeur Oldeman, à une époque où à peine un tiers des espèces guyanaises auMourd’hui décrites étaient connues, cette institution am itionnait de compiler tous les échantillons végétaux prélevés sur le territoire. Or c’est en , quelques années à peine après sa création, que Jean-Jacques de Granville, né en , s’installe en Guyane. 7ravaillant pour l’O5S7OM, l’ancrtre de l’,5 , ce Meune chercheur otaniste fravchement titulaire d’un dipl me d’étude approfondie de otanique tropicale entame alors une longue série d’expéditions en forrt, assorties d’un travail d’amassage monumental. C’est notamment à lui qu’on doit l’exploration, dès les années , de sites de l’intérieur guyanais, connus des autochtones mais Musqu’alors inviolés par la science occidentale, comme les massifs montagneux des 7umuc- umac, AraZa, Saint Marcel ou Atachi-%a a. « Jean-Jacques de Granville était un pionnier comparable aux grands explorateurs du XVIIIe siècle , s’enthousiasme JeanPierre Gasc, grand ami du naturaliste avec qui il a coécrit « Les Tropiques du chercheur ed. armattan
), livre qui relate leurs grandes missions guyanaises des années . « À part le moteur, c’étaient des conditions très comparables. Guidé par des autochtones, il y acquiert alors une connaissance de la forrt guyanaise parmi les plus fines du monde naturaliste. « Quand vous étiez sur le terrain avec JJ de Granville, il était capable de reconnaître sans hésitation des végétaux à l’état de plantule, c’est-à-dire sous des formes minuscules, se souvient César elnatte, son dernier thésard. Je n’ai jamais vu un tel niveau de connaissance depuis . 8n travail qui lui donne rapidement une place stratégique dans le monde de la recherche naturaliste en Guyane. « À force de passer sa vie en forêt, Jean-Jacques est devenu le pivot central des activités scientifiques du monde entier concernant la forêt guyanaise en Guyane , résume Philippe Gaucher, ancien directeur scientifique des Nouragues actuellement à la retraite, et qui a fait plusieurs missions avec lui.
Son ilan en témoigne sur les quelque échantillons et espèces présentes auMourd’hui dans l’ er ier, Jean-Jacques de Granville en a collecté
, sans compter les échantillons exposés dans différentes institutions internationales. « C’est de loin le plus grand collectionneur de plantes de Guyane, raconte César elnatte. Pour l’égaler, il faudrait découvrir 500 espèces par an pendant près de 40 ans, alors qu’on ne découvre plus aujourd’hui que quelques dizaines d’espèces par an. Conservateur de l’ er ier à partir de , et Musqu’à sa retraite en
, Jean-Jacques de Granville se voit ainsi attri uer espèces végétales, une grenouille Anomaloglossus), plusieurs insectes, et mrme une espèce d’orchidée, la Degranvillea.
Sanctuarisation du territoire guyanais
Cet immense travail d’amassage lui a permis de faire avancer drastiquement la connaissance des milieux guyanais. « Jean-Jacques de Granville ne se contentait pas seulement d’un travail de prospection et de récolte, mais aussi d’identification, de classification, de préservation et de diffusion», rappelle Jean-Pierre Gasc. Son uvre de recherche, consacrée notamment aux plantes des sous- ois et aux palmiers, est pléthorique on lui doit plus de pu lications, dont six livres, trois thèses de doctorat et une participation à
soutenances de thèse. Le Guide des Palmiers de Guyane, publié en 2014 avec l’ONF, est un incontournable, et plusieurs universités mondiales ont fait appel aux conférences du botaniste , raconte Marie )leury, ethno otaniste et directrice du Muséum d’ istoire Naturelle de Guyane. On lui doit également la définition, dès les années , des principales ones iogéographiques de Guyane, qui Musqu’alors n’avaient fait l’o Met que d’une distinction sommaire entre savanes et forrts. « C’était un grand vulgarisateur, pas du tout imbu de lui-même, toujours généreux dès qu’il s’agissait de partager son savoir “, continue la scientifique. Amoureux de la Guyane, Jean-Jacques de Granville a également uvré à un processus de sanctuarisation sans précédent du territoire guyanais. C’est lui qui a délimité les premières Znieff de Guyane Zones naturelles d’intérrt écologique, faunistique et floristique) dont celle de Saül, et qui a poussé dès les années à la constitution du Parc Ama onien de Guyane, créé en , qui protège près de du territoire régional. « Au début, il dessinait une forme patatoïde sur des coins de table, sur une carte de la Guyane, relate César elnatte. Il y avait tellement peu de scientifiques ou d’administrateurs qui connaissaient aussi bien la forêt que lui que personne ne le contredisait.
Car avec Jean-Jacques de Granville, c’est également un âge d’or des naturalistes-explorateurs, finement rompus au travail de terrain, qui s’éteint.
Des conditions extrêmement difficiles
« Le métier de naturaliste a énormément évolué depuis l’époque de JJ de Granville, notamment du fait des avancées techniques, raconte Jean-Pierre Gasc. Dans les années 1970, on avait une boussole, un altimètre, un topofil et basta. Il fallait un sens de l’orientation incroyable. » ans l’ouvrage qu’ils ont coécrit, les carnets de Jean-Jacques de Granville narrent des expéditions de plusieurs di aines de personnes, composés de chasseurs, des layonneurs, des piroguiers, essentiellement Amérindiens ou Noirs-Marrons, avec plusieurs tonnes de matériel em arqué et durant parfois Musqu’à quatre mois. une époque où seul le littoral est cartographié, les expéditions exploratoires de Jean-Jacques de Granville se guident avec de simples photographies aériennes, et entretiennent donc une relation de grande dépendance vis-à-vis des savoirs autochtones et noirs marrons. epuis, le développement de la dépose en hélicoptère a considéra lement raccourci la durée des expéditions, qui n’excèdent que très rarement les Mours.
« À l’époque, les radios étaient tellement lourdes qu’on les abandonnait en disant : secourez-nous si on ne revient pas avant deux mois. Aujourd’hui, les téléphones satellites nous permettent de communiquer à tout moment avec n’importe quel point du globe , précise Philippe Gaucher. Ses récits d’expédition révèlent un métier extrrmement la orieux. « La forêt était très difficile à pénétrer : on se perdait, on se blessait, on a souffert de la faim , raconte Jean-Pierre Gasc. es photos de JJ de Granville en attestent par sa minceur athlétique, de mrme que ses récits de rrves récurrents d’entrec te sauce marchande. ’encadrement Muridique de la recherche scientifique, en interdisant notamment la chasse et la prche, en a également drastiquement modifié les modalités. « Il me racontait souvent comment il avait décrit des espèces nouvelles dans son hamac, en pleine jungle, en grignotant un tibia de singe, se souvient César elnatte. Ce serait impensable aujourd’hui. « C’est le royaume du lyophilisé, a onde Philippe Gaucher. On emmène un repas qui fait 200 grammes, on repart avec nos déchets, avec une empreinte minimale sur le territoire parcouru. »
Malgré ces difficultés, tous nos interlocuteurs décrivent un amoureux intarissa le du terrain, qui sem lait entretenir avec la nature une relation à la fois étrange et poétique. « La pente de l’infinie lassitude, la crête des agoutis, la vasque de l’ermite ; voilà comment il avait nommé des lieux que nous venions de découvrir , sourit Jean-Pierre Gasc, qui décrit un homme alliant une rigueur quasi-anxieuse à un humour et à une vitalité fantastiques. « Au laboratoire, il ne parlait que des choses ennuyeuses à faire, les demandes de subventions, le travail administratif qui le rebutait. Mais dès qu’il était sur le terrain c’était un autre homme , se souvient Philippe
Gaucher.
Une approche intuitive de la forêt
« C’était avant tout une période de grande liberté, conclut Jean-Pierre Gasc. Si Jean-Jacques commençait sa carrière aujourd’hui, il ferait un métier totalement différent. » es photographies d’archives de l’ er ier témoignent ainsi de l’aspect artisanal, presque expérimental, du travail naturaliste de JJ de Granville. Souvent torse nu, lunettes sur le ne , on l’y voit conservant dans de simples pages de Mournaux des centaines d’espèces de plantes et de fleurs. Plus tard, il confectionnait lui-mrme un four à pétrole, en t le, pour faire sécher chaque soir les di aines de spécimens récoltés dans la Mournée. « La collecte de données a énormément changé depuis », explique César elnatte. Sous-tendu par des outils d’imagerie satellitaire, de iologie moléculaire et de statistique, le travail de terrain vise ien plus à affiner les modèles qu’à découvrir de nouvelles variétés. « Les travaux de JJ de Granville étaient des récits d’expédition, des recensions interminables de découvertes. Aujourd’hui, l’essentiel du travail se fait en laboratoire. » C’est pourtant sa connaissance du terrain, unanimement reconnue, qui fonde auMourd’hui une grande partie des recherches otanistes contemporaines. « Il avait une approche intuitive de la forêt : nombre d’études statistiques ont prouvé des hypothèses qu’il avait intuitivement émises. Par ailleurs, ses expéditions ont initié un engouement pour le travail naturaliste en milieu tropical, et notamment en Guyane. « Il était très attaché à améliorer les complémentarités entre les différentes disciplines naturalistes (la botanique, l’entomologie, la pédologie, etc.), explique JeanPierre Gasc. Aujourd’hui, toutes les grandes expéditions sont pluridisciplinaires, alors que dans les années 1970, c’était un peu chacun pour soi. » Mais plus encore que l’héritage immense qu’il a légué au monde naturaliste, c’est son amour profond pour la Guyane qui revient dans les conversations. « Il adorait le carnaval et ne ratait pas un seul défilé », se rappelle Jean-Pierre Gasc, qui n’est pas près d’ou lier ce défilé où Jean-Jacques de Granville s’était grimé en naufrage du 7itanic, avec panache de vérita le fumée et lumières scintillantes.