Boukan - le courrier ultramarin
De la résilience à l’impermanence mémorielle
Ils ont soutenu ou combattu aux côtés des armées française puis américaine en Indochine, avant de devoir s'exiler comme réfugiés dans des camps en Thaïlande, à l'arrivée des communistes au pouvoir dans la péninsule du Sud-Est asiatique : les H'mong partagent une partie de notre Histoire contemporaine depuis la seconde moitié du XXe siècle, jusqu'en Guyane.
Jesuis née au Laos, que j'ai dû fuir avec ma famille pour échapper aux persécutions de notre peuple, considéré comme traître à la patrie par le régime communiste», raconte Béatrice Lau, aujourd'hui présidente de l'Association Guyanaise pour la Mémoire H'mong (AGMH). « Nous nous sommes réfugiés temporairement en Thaïlande, avant que la France et les États-Unis ne proposent un accueil pérenne. Ma soeur a opté pour les États-Unis; j'ai choisi la France et nos vies ont pris des chemins différents». Cet exil, à plus de 16000 km de leurs montagnes d'origine, s'est fait avec le concours de quelques missionnaires catholiques, dont le père Yves Bertrais, des Oblats de Marie-Immaculée, qui a vécu plus d'une vingtaine d'années au Laos avec la communauté H'mong et statué sur le choix des familles volontaires au départ depuis la Thaïlande : ont été retenues les familles vivant de l'agriculture et comptant trois générations successives présentes, à l'instar de l'organisation des villages traditionnels laotiens. Considérant les conditions climatiques guyanaises proches de celles qu'ils avaient dû quitter et dans l'espoir de préserver leur mode de vie, les missionnaires encouragent un demi-millier de H'mong, de clans différents, à rejoindre progressivement la Guyane pour s'y installer et valoriser des terres en y développant la riziculture. Une initiative qui s'inscrit, en 1977, dans la lignée du plan de développement de la Guyane, ou « Plan vert », lancé dès 1975; plan qui se révèlera être un échec, notamment à cause de son impréparation et du manque de concertation locale qui lui vaudra d'être taxé de relents colonialistes. L'arrivée des premières familles H'mong en Guyane se fait donc dans la plus grande discrétion : «Elles ont atterri de nuit à Matoury, puis ont rejoint Cacao sous escorte militaire», raconte Béatrice. À l'époque, on imagine que la communauté cultivera pour garantir son autosuffisance et pouvoir ainsi vivre à l'écart des populations locales. Tout d'abord hébergée dans les vestiges du bagne de SainteMarie appartenant à l'armée, la communauté s'organise rapidement car tout est à faire. En six mois sont construits une centaine de lieux d'habitation traditionnels en bois sur pilotis ainsi qu'une école, une infirmerie, une salle de réunion, une église et une salle d'exposition. Les terres sont déboisées laborieusement et défrichées à la main. «Au Laos, nous, H'mong, étions agriculteurs, habitués à vivre de nos récoltes et à fonctionner sur la base du troc pour le reste de nos besoins quotidiens», confie Béatrice. « Mais en Guyane, nous sommes arrivés avec du riz violet et des outils, ce qui nous a garanti nos premières récoltes. Ensuite, nous avons dû nous adapter et devenir aussi commerçants pour survivre au travers d'une coopérative, ce qui n'était pas dans notre culture.» À force d'abnégation et de courage, c'est ainsi que les H'mong – qui ne représentent que 2 % de la population guyanaise – fournissent aujourd'hui 70 % des ressources vivrières au territoire; un succès pour la communauté, désormais synonyme d'intégration.
La transmission à l’épreuve du temps
«Nous n'avons traditionnellement ni lois ni textes écrits et nous sommes un peuple pluriel, hétérogène. Chez les H'mong, la transmission se fait par voie orale, grâce à nos anciens. Ce sont les hommes des différents clans qui se réunissent et élisent un comité des sages, à même de diriger le village. Ce comité a un rôle central de médiateur et de résolution des conflits, en amont des garants de la loi de la République à qui nous faisons appel si aucune solution pacifique et à l'amiable n'est trouvée», rappelle Béatrice Lau. Et d'ajouter, avec une pointe de malice : «C'est encore confidentiel, mais les femmes commencent à prendre leur place dans certaines commissions ou dans certains conseils des sages, car elles bénéficient, ici en Guyane, d'une éducation au même titre que les hommes. On s'aperçoit qu'elles ont aussi de bonnes idées pour la société ! »
La culture passe inéluctablement par la maîtrise de la langue, dont cette dernière est le vecteur. La langue H'mong a ainsi été transcrite par les missionnaires à l'aide de signes latins sur une base phonétique, pour pouvoir produire des traces mémorielles. « Mais cette méthode n'est pas sans compliquer nos existences parfois,
notamment dans le cadre du rapprochement familial, lorsque nous recherchons les membres de notre famille avec qui nous avons perdu tout contact lors de notre exil », précise Béatrice. « Mon nom de famille, par exemple, s'écrit “Lau” en Guyane, mais il devient “Lao” ou “Lo” dans l'Hexagone, ou encore “Lor” aux États-Unis; ce qui complique considérablement nos recherches la plupart du temps et rend impossible le rapprochement familial… »
L'épreuve de la transmission tient aussi à la nécessaire adaptation des us et coutumes au contexte des territoires d'accueil. « Nous les H'mong sommes animistes. Nous avons nos rituels, qui peuvent parfois mobiliser tout le village autour d'une cause, car nous sommes très soudés et solidaires. Malgré les divergences qui peuvent exister - comme dans toutes communautés -, l'intérêt général l'emporte toujours. Ces rituels, qui se faisaient naturellement dans nos montagnes originelles, sont parfois battus en brèche en raison de la promiscuité dans certains quartiers et de la vie avec d'autres communautés perturbées par ces manifestations accompagnées de chants, de musique, d'incantations», remarqueBéatrice. «C'est ainsi qu'une partie de notre jeunesse se tourne vers d'autres formes spirituelles, comme le catholicisme ou le protestantisme, aux pratiques jugées ‘'moins contraignantes''. Elle garde néanmoins ses coutumes, sans les rites».Si l'est une tradition qui perdure et fait la renommée des H'mong en Guyane, c'est bien celle de la création des tenues d'apparat, particulièrement visibles lors du Nouvel An, par exemple. « Chaque tenue pour une femme est le fruit d'un an de travail en couture, en broderie », souligne Béatrice. «Une jeune femme peut aussi broder pour ses frères et soeurs, mais sa robe reste prioritaire. L'apprentissage de la broderie et l'art de marier les couleurs, les motifs, à la coupe traditionnelle de nos habits, s'hérite de mère en fille. Mais chacune est totalement libre dans ses choix qui reflètent sa personnalité, autant qu'il peut révéler le rang social par l'usage d'étoffes plus ou moins raffinées.» Un détail attire immédiatement l'oreille avant même le regard : ces pièces ornementales se balançant au bout de chapelets de perles, qui tintent au moindre mouvement de corps. « Si l'on regarde attentivement, on s'aperçoit qu'il s'agit toujours de pièces françaises remontant à la guerre d'Indochine. Quand les Français sont partis, c'est la principale chose qu'ils nous ont laissée : de l'argent… qui n'avait plus cours et dont nous ne savions que faire. Comme nous ne voulions pas perdre ce présent, nos anciens ont eu l'idée de le recycler en ornement sur nos tenues d'apparat, en l'honneur de cette entente historique. Et cette référence à notre héritage commun se retrouve sur toutes nos tenues, qu'il s'agisse de la diaspora H'mong en France, aux États-Unis, aux Pays-Bas, en Allemagne… » Un lien indéfectible dont on célèbrera bientôt le cinquantenaire.« Chez les H’mong, la transmission se fait par voie orale, grâce à nos anciens… »