Les travailleurs détachés, reflets du manque de cohésion ?
Le 23 octobre 2017, les ministres européens du Travail et des Affaires sociales ont trouvé un accord sur la révision du statut des travailleurs détachés. Ce fut un processus long, car plusieurs pays d’Europe centrale et de l’Est refusaient de réviser la directive qui permet la libre circulation des travailleurs de l’Union européenne (UE). Ici, deux visions de l’Europe s’affrontent, et, derrière elles, des intérêts divergents se dessinent.
La rentrée 2017 a été marquée en France par la remise en cause d’un texte datant de 1996 et qui, selon Paris, participe à détourner le droit et à instaurer une concurrence déloyale entre les salariés des différents pays de l’UE. Si la question des travailleurs détachés reste un sujet de controverses en Europe, c’est non seulement du fait des écarts de richesse et de salaires entre les différents pays membres de l’Union, mais également à cause des irrégularités qui entachent sa mise en place. L’objectif premier de la directive européenne est de contribuer au développement du marché intérieur de l’UE en facilitant la circulation de la main-d’oeuvre. Un employeur de n’importe quel État membre peut charger un employé d’exercer ses fonctions dans un autre État de l’Union. Ce statut est différent de celui des travailleurs migrants. Le salarié détaché effectue des missions temporaires pour le compte de l’entreprise pour laquelle il travaille. La seule obligation pour l’employeur est d’appliquer les conditions d’emploi minimales de l’État d’expatriation. Quant aux cotisations sociales, elles restent versées au pays d’origine.
DEUX VISIONS QUI S’AFFRONTENT
En mars 2016, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Suède ont porté un projet de révision de la directive de 1996 visant à offrir aux travailleurs détachés un salaire équivalant à celui de leurs collègues dans leur pays d’expatriation. Onze membres de l’UE l’ont rejeté (Bulgarie, Croatie, Danemark, Estonie, Hongrie, Lituanie, Lettonie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie), dénonçant une tentative de protectionnisme allant à l’encontre de la politique économique européenne. Malgré ce refus, un projet de révision du statut des travailleurs détachés est en discussion au Conseil européen. Le gouvernement français propose la réduction de la durée maximale du détachement à douze mois au lieu des trente-six actuels et une rémunération du travailleur en adéquation avec les accords collectifs du pays d’accueil, sans possibilité de dérogation. D’autres transformations sont proposées, comme la prise en compte de la durée du détachement dès le premier jour, la mise en place d’un réel système d’échange d’informations entre les organismes de gestion sociale des différents membres de l’UE afin de lutter plus efficacement contre la fraude sociale, ou encore l’intégration des indemnités de transport, d’hébergement et de repas dans le salaire du travailleur détaché. Soutenue par l’Autriche et l’Allemagne, la France a remporté une victoire diplomatique, en octobre 2017, en obtenant l’accord de la Bulgarie, de la République tchèque, de la Roumanie et de la Slovénie. La Hongrie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne restent contre.
DES INTÉRÊTS QUI DIFFÈRENT
En 2015, la Commission recensait 2,05 millions de travailleurs détachés dans l’UE, le quart provenant de Pologne (463174), loin devant l’Allemagne et la France (respectivement 240 862 et 139 040). Ces dernières sont néanmoins les principaux pays d’accueil : en 2015, l’Allemagne en a reçu 418 908, la France 177 674, la Pologne moins de 18000. Au-delà de ce décompte officiel, la Commission nationale de lutte contre le travail illégal calcule que 286 000 détachés illégaux seraient employés en France, soit une augmentation de 25 % par rapport à 2014. Si ces personnes exercent dans tous les secteurs, la Direction générale du Trésor rappelle que, en France, 83 % sont des ouvriers (1). On note également que 27 % sont embauchés dans le bâtiment, 25% par des entreprises d’intérim et 16 % dans l’industrie. L’agriculture n’est pas en reste puisqu’il s’agit du secteur dans lequel le recours au détachement suit la progression la plus forte.
UNE EUROPE CONTRASTÉE ET INÉGALE
Malgré leur nombre en progression, en France, les travailleurs détachés ne représentent qu’entre 1,6 et 2,7 % de la population active. Mais ils cristallisent les critiques et les débats au sein desquels leur propre réalité socio-économique est peu évoquée. Recrutés dans des secteurs nécessitant une importante main-d’oeuvre, ils sont soumis à une très grande flexibilité géographique et salariale, une grande précarité de l’emploi et une charge de travail permanente et forte. Si leur statut soulève la question de la libre circulation européenne, il met aussi en perspective les inégalités interétatiques en Europe. Le texte sur les travailleurs détachés a été adopté lorsque l’UE ne comptait que 15 membres aux situations économiques et sociales relativement homogènes. L’agrandissement à 25 puis 27 membres en 2004 et 2007 a entraîné une division de l’Europe en trois aires : des centres, noeuds de puissants réseaux de circulation et d’échanges articulés autour de plates-formes multimodales, des périphéries intégrées (régions touristiques, industrielles ou agricoles), et des périphéries marginalisées où l’on retrouve les 12 nouveaux pays membres en dehors de leur capitale et de leurs régions frontalières dynamiques. Toujours d’actualité, cette division, reflet de réalités socioéconomiques plurielles, met plus que jamais la cohérence européenne au défi.
NOTE
(1) Marine Cheuvreux et Rémy Mathieu, « Concurrence sociale des travailleurs détachés en France : fausses évidences et réalités », in Trésor-Éco no 171, Direction générale du Trésor, juin 2016.