Mémoire et morbidité : tourisme des territoires associés à la mort
Le 2 novembre est la « fête des Morts », l’occasion pour les catholiques de se rendre sur la tombe de leurs proches. Cet aspect commémoratif invite à s’interroger sur les démarches liées au tourisme mémoriel qui se développent autour de la dimension patrimoniale d’un lieu. Alors que l’Europe célèbre le centenaire de la Première Guerre mondiale, le phénomène est aussi observé dans le reste du monde.
Définie comme une démarche « incitant le public à explorer des éléments du patrimoine mis en valeur pour y puiser l’enrichissement civique et culturel que procure la référence au passé » (1), la notion de tourisme mémoriel apparaît dans les années 1980-2000 sous l’impulsion d’anciens combattants désireux de se recueillir et de conserver la mémoire des deux grandes guerres mondiales. En France, selon le ministère de la Défense, le tourisme mémoriel a attiré 12 millions de personnes en 2014, soit une progression de 42 % par rapport à 2013. Certaines régions s’illustrent particulièrement, à l’image de la Normandie qui a accueilli, dans 28 sites mémoriaux, 5,6 millions de visiteurs en 2014 (augmentation de 145 %). Les enjeux sur l’économie touristique des territoires sont tels (45 millions d’euros de chiffre d’affaires global direct en France en 2010) qu’ils ont donné naissance à une division « Tourisme de mémoire » au sein de l’agence Atout France. D’autres actions sont également menées au niveau national par la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives (DMPA) du ministère de la Défense et par la Direction générale des entreprises (DGE) afin d’évaluer, de structurer et de pérenniser la fréquentation touristique des lieux de mémoire. On citera par exemple les Assises du tourisme de mémoire en 2011 et 2013, les Rencontres du tourisme de mémoire en 2015, ou la mise en place d’un label « Qualité Tourisme » spécifique aux sites mémoriels.
ENTRE ENJEUX ÉCONOMIQUES ET ÉTHIQUES
Si l’on parle davantage de visiteurs que de touristes, on distingue plusieurs motivations qui se structurent de manière chronologique. Ainsi, on différencie le « tourisme de souvenir », le « tourisme de mémoire » et le « tourisme d’histoire ». Le premier regroupe les démarches liées au recueillement et aux commémorations, le deuxième concerne les visites pédagogiques dont la finalité est de témoigner des événements
Source : Compilation par C. Laurent et D. Messaoudi, 2017 Carto no 44, 2017 © Areion/Capri Océan Pacifique Océan Pacifique Océan Arctique Océan Atlantique Océan Indien
passés et de contribuer à la réflexion des générations futures, et le dernier est lié aux visites de sites patrimoniaux, historiques ou aux lieux de mémoire nationale. Enfin, une dernière forme généralement associée au tourisme de mémoire, et pourtant contestable, relève davantage de l’« attraction » et est alors qualifiée de « tourisme morbide ». Cette dernière prend de plus en plus d’ampleur depuis la fin des années 1990. Également nommé tourisme sombre, noir, de tristesse ou « thanatourisme », ce type de tourisme peut être défini comme tout « acte de voyager et de visiter des sites ayant pour thème central la mort, la souffrance, le macabre » (2). Malgré son ampleur, ce n’est pas un phénomène nouveau puisque l’intérêt des sites liés à la mort existe depuis de nombreuses années, comme en témoigne la visite des morgues, des cimetières, des prisons, déjà répandue au XIXe siècle. Mais le tourisme morbide se distingue par sa nature. Il ne s’agit plus seulement de s’interroger sur d’anciens lieux de mémoire, mais d’opérer une mise en tourisme des lieux de catastrophes naturelles ou anthropiques. L’attraction pour la mort et ses mécanismes devient l’élément principal. Cette pratique touristique se décline en plusieurs sous-catégories. On discerne les visites de sites associés à des massacres ou des crimes, à des catastrophes industrielles, technologiques ou naturelles, à des actes terroristes de grande ampleur, ainsi que les visites des territoires de grande pauvreté.
UNE MONDIALISATION DES TERRITOIRES ASSOCIÉS À LA MORT
La répartition géographique des flux liés au tourisme mémoriel est désormais éparse et mondiale : le Centre de la mémoire d’Oradoursur-Glane (Nouvelle-Aquitaine), sur les crimes de la 2e division SS Das Reich pendant la Seconde Guerre mondiale ; le Musée national Auschwitz-Birkenau (Pologne), noms de camps de concentration nazis ; le musée In Flanders Fields (Belgique), consacré à la Première Guerre mondiale ; le Mémorial australien de la guerre (Canberra, Australie), sur les soldats tombés pour le Commonwealth, etc. Les flux liés au tourisme morbide sont également internationaux : randonnées dans les montagnes d’un Afghanistan aux prises avec la guerre depuis 2001 ; visites de la province de Fukushima au Japon après le tsunami et l’accident nucléaire du 11 mars 2011 ; excursions dans les bidonvilles de Rio de Janeiro (Brésil) ; séjours dans la ville fantôme de Pripiat (Ukraine), abandonnée après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en avril 1986 ; Gorillas Tours au Rwanda sur les sites du génocide de 1994, entre autres exemples. En Lettonie, un ancien établissement pénitentiaire utilisé par les nazis puis par l’armée soviétique a été aménagé en hébergement touristique. Construit en 1900 et opérationnel jusqu’en 1997, le centre de Karosta, situé dans la ville côtière de Liepaja, est la seule prison militaire d’Europe à être ouverte aux touristes qui peuvent y passer une journée, voire une nuit (3). En Chine, un circuit est proposé à travers les ruines du séisme du Sichuan, survenu en mai 2008 (plus de 85 000 morts et disparus), sous le slogan : « Visitez le site du pire désastre environnemental de l’histoire ; venez découvrir les dégâts du tremblement de terre le plus meurtrier de l’histoire contemporaine » (4). Aux États-Unis, des Limousine Tours sont organisés sur les traces de l’assassinat du président John Fitzgerald Kennedy (1961-1963) à Dallas le 22 novembre 1963. Cette dernière pratique touristique prend de plus en plus d’ampleur à l’échelle mondiale, mais reste encore peu étudiée en France. Pourtant, les enjeux liés à ces nouveaux espaces touristiques « postcatastrophes » sont importants, tant d’un point de vue éthique qu’en matière d’image, de reconstruction ou de patrimonialisation.
NOTES
(1) François Cavaignac et Hervé Deperne, « Les Chemins de mémoire. Une initiative de l’État », in Espaces no 80, décembre 2003. (2) Philip R. Stone, « A dark tourism spectrum : Towards a typology of death and macabre related tourist sites, attractions and exhibitions », in Tourism, vol. 54 no 2, 2006, p. 145-160. On peut aussi voir John Lennon et Malcolm Foley, Dark Tourism : The Attraction of Death and Disaster, Thomson, 2000. (3) Le circuit de jour est intitulé le « Behind Bars : The Show », et l’hébergement l’« Extreme Night ». Pour en savoir plus : http://karostascietums.lv/en/ (4) Ambroise Tézenas, Tourisme de la désolation, Actes Sud, 2014.