Dossier EAU
En quête de l’« or bleu »
L’eau qui couvre la Terre équivaut à un volume de 1,390 milliard de kilomètres cubes : 97,5 % de celle-ci est salée, gardée dans les mers et les océans ; les eaux douces ne représentent que 2,5 %, dont la plupart sont gelées dans les calottes polaires. Les êtres humains n’ont accès qu’à 93000 kilomètres cubes ; seulement une partie est potable ou non contaminée, et elle est inégalement répartie à travers la planète. Même s’il y en avait suffisamment pour tous, l’humanité limite le droit à l’eau pour des raisons politiques ou commerciales. Aussi, l’« or bleu » devient un enjeu primordial, objet de toutes les convoitises. Or, dans un esprit de quête du respect des Droits de l’homme, il n’y a pas de liberté – ni de prospérité – sans eau.
La communauté internationale a mis du temps à comprendre et à répondre aux défis de la pauvreté et du changement climatique. Mais les résultats arrivent : en 2013, il y a moins de pauvres (10,6 % de la population vit avec 1,90 dollar par jour, selon la Banque mondiale) que vingt ans auparavant (33,3 %), et, avec l’accord de Paris de décembre 2015, il existe enfin un texte international pour lutter contre les émissions de CO2 à l’échelle mondiale. En ce qui concerne le combat pour assurer un accès à l’eau à tous, la situation est différente (cf. cartes 1 et 2). Elle empire même. Alors que la consommation a grimpé en Occident (un Américain et un Européen utilisent respectivement 1 208 et 700 mètres cubes par an), elle s’est effondrée dans les pays en développement (185 mètres cubes par an en Afrique). Avec une consommation accrue et la croissance de la population, la disponibilité en eau potable par habitant au niveau mondial est passée de 9 000 mètres cubes dans les années 1990 à 7 800 dans la première décennie du XXIe siècle. D’ici à 2025, on s’attend à ce que ce chiffre baisse à seulement 5 000. De nos jours, un milliard de personnes n’ont pas accès à l’eau potable. Plus du double n’ont pas d’assainissement de base, entraînant de graves conséquences sur leur santé.
UNE LÉGISLATION INTERNATIONALE NON APPLIQUÉE
L’expression « accaparement de l’eau » désigne une situation dans laquelle des acteurs puissants, publics ou privés (cf. document 4, p.17), peuvent prendre le contrôle ou réaffecter des ressources hydriques précieuses pour leur propre bénéfice, au détriment des communautés et des écosystèmes locaux. Les effets sont dévastateurs : expulsion de familles pour construire d’immenses barrages, privatisation des sources, pollution à des fins industrielles, contrôle des sources par des forces militaires pour limiter le développement, etc. L’eau est
ainsi un produit de plus en plus disputé entre les États, les entreprises, les classes sociales, les villes et les régions (cf. carte 3, p.16). À l’échelle mondiale, 70 % de l’eau sont utilisés par l’agriculture à des fins de nutrition, 22% visent à produire du matériel et des objets, tandis que les 8 % restants sont réservés à l’usage domestique. De plus en plus d’acteurs deviennent audacieux et agressifs, s’efforçant de saisir et de contrôler les sources d’eau. Une législation internationale existe. En 2010, dans la résolution 64/292, l’Assemblée générale des Nations unies définit l’eau potable comme un droit ; le texte souligne que son accès est « essentiel pour la réalisation de tous les Droits de l’homme ». La définition juridique a été renforcée au fil des années grâce au travail des organisations internationales et à une prise de conscience croissante des enjeux environnementaux. Sur le papier, plus de 75 % des pays de la planète reconnaissent l’eau comme un Droit de l’homme et 67 % font de même pour le service d’assainissement. Cependant, la majorité des Constitutions ne fournissent toujours pas de ressources ou d’infrastructures suffisantes pour soutenir ce droit d’accès. La législation nationale est souvent insuffisante. Dans les faits, la question est toujours de savoir si le droit à l’eau potable doit être considéré comme un service public, un droit universel ou une marchandise. La Convention des Nations unies sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux a été signée en 1997. Toutefois, vingt ans plus tard, seuls 36 États l’ont ratifiée. La Chine et les États-Unis ne l’ont pas signée. En Asie du Sud-Est, le Vietnam est le seul État à avoir approuvé le texte, en 2014. Environ 40 % de la population mondiale vit le long de rivières ou de bassins hydrographiques appartenant à deux ou plusieurs pays. Pour mettre cela en perspective, il faut savoir qu’environ 5 milliards de personnes vivent dans des pays qui partagent des eaux transfrontalières. Les 276 lacs et bassins transnationaux couvrent la moitié de toutes les eaux de surface et sont la source de 60 % de l’eau douce. En outre, 2 milliards d’individus partagent environ 300 systèmes aquifères transfrontaliers. L’exploitation intensive des systèmes aquifères par un seul État peut
Dans les faits, la question est toujours de savoir si le droit à l’eau potable doit être considéré comme un service public, un droit universel ou une marchandise.
entraîner des effets significatifs à l’échelle régionale. Les impacts comprennent l’épuisement des eaux souterraines et l’intrusion d’eau salée dans les zones du delta de la rivière (causée par la diminution de l’eau douce qui empêche normalement l’entrée de l’eau salée). Les substances toxiques, comme l’arsenic, peuvent également se déplacer rapidement dans les cours d’eau et contaminer les terrains aquifères, même les grands. De 1948 à 2016, l’ONU a enregistré 37 incidents qui ont entraîné des conflits ouverts liés à l’eau (cf. carte 5, p. 18). Au cours de la même période, 295 accords internationaux multilatéraux sur la gestion de l’eau ont été signés entre les parties pour assurer la paix et la coopération. Mais les données montrent que la majorité des conflits s’est produite au cours des quinze dernières années. Lorsque la coopération prévaut, une gestion commune peut être mise en place, mais, dans de nombreux cas, l’accord de paix est impossible et les conflits s’imposent. Ainsi, les droits d’eau entre riverains sont devenus des questions de diplomatie internationale.
LE DÉFI DES BARRAGES : L’EXEMPLE DU MÉKONG
Parmi les nombreux problèmes liés au contrôle des eaux, les barrages constituent l’un des plus controversés. Prenons l’exemple du Mékong,
véritable « point chaud » en la matière (cf. carte 6, p. 19). Ce fleuve est considéré comme le géant de l’Indochine avec ses 4 909 kilomètres de long et un bassin atteignant les 795000 kilomètres carrés. Il est le douzième au monde en matière de capacité, avec 475 kilomètres cubes par an. Partant du plateau tibétain, il traverse la province chinoise du Yunnan, la Birmanie, la Thaïlande, le Laos, le Cambodge et le Vietnam. Plus de 200 millions de personnes en dépendent pour leur subsistance ; 60 millions comptent sur ses eaux pour la culture du riz et l’industrie de la pêche. Pendant des milliers d’années, l’abondance de la rivière a permis à des rois prospères, comme les Khmers, de s’épanouir. Le Mékong a soutenu des centaines de communautés autochtones qui ont toujours vécu en harmonie avec lui. Toutefois, au cours des dernières années, plusieurs facteurs ont modifié cet équilibre. On retiendra la construction de plus de 35 mégabarrages le long de son parcours, et la modification des niveaux d’eau en raison des changements climatiques et des extractions d’eau accrues. Les pénuries d’eau attendues auront des conséquences sur l’agriculture, pourtant un secteur clé pour le développement de
la région. Et toute tension peut aboutir à des conflits entre États. La Chine a construit sept grandes centrales hydroélectriques dans le Haut-Mékong, alors que 20 autres sont en phase de planification. Dans la partie sud du bassin, 11 barrages sont prévus sans consultations ni plans de durabilité. Ces barrages sont principalement au Laos, l’un des pays les plus pauvres d’Asie. Aspirant à devenir la « batterie hydroélectrique d’Asie », ce dernier attend beaucoup du boom énergétique promis. Mais à quel prix ? Selon l’organisation International Rivers, les barrages pourraient réduire considérablement la pêche, limiter le flux de sédiments et les éléments pour l’agriculture, influer sur la sécurité alimentaire et compromettre le delta du Mékong, en plus de forcer des dizaines de milliers d’habitants à déménager. À l’automne 2017, trois barrages sont en construction : Don Sahong, Xayaburi et Pak Beng, tous au Laos. D’autres régions du monde sont concernées par cette problématique, comme l’Amérique du Sud avec l’Amazone (cf. carte 10, p. 23).
UN ENJEU DE DÉVELOPPEMENT EN ÉTHIOPIE
Une situation hydropolitique importante prend forme en Afrique. Si l’Éthiopie est l’une des économies les plus dynamiques du continent (7,6% de croissance en 2016), le pays vit encore principalement de l’agriculture, avec plus de 80 % de la population composée de petits exploitants. Pourtant, il a subi au cours des dix dernières années une forte dégradation des sols et des ressources naturelles, ce qui a compromis les bassins hydrographiques, de plus en plus soumis à l’érosion et à la sédimentation. Pour résoudre ces problèmes, développer l’économie et accroître l’accès au réseau électrique – l’un des moins déployés de la planète –, le gouvernement éthiopien a approuvé dans les années 1980 la construction d’une grande série de barrages hydroélectriques (cf. carte 7, p. 20). Deux d’entre eux, le Gibe III (partie d’une cascade hydroélectrique de cinq barrages) et l’imposant Renaissance Grand Éthiopien (6 450 mégawatts), doivent tripler la production d’électricité.
Le groupe Gilgel Gibe pourrait cependant avoir une série d’impacts inattendus. En effet, selon le travail d’ONG comme Survival International, Gibe III a obligé les tribus d’Omo à se délocaliser et à se procurer de l’eau comme ils peuvent pour l’agriculture traditionnelle, en raison de l’utilisation intense de l’eau dans l’exploitation agricole de la canne à sucre. Le barrage a mis fin aux inondations saisonnières de la rivière Omo, dont 100 000 personnes dépendent directement pour abreuver leurs troupeaux, pêcher et cultiver leurs champs. Mais les conséquences pourraient bien s’étendre audelà de la frontière éthiopienne, affectant le bassin du lac Turkana, au Kenya, dont dépendent environ 350 000 personnes et qui reçoit plus de 90 % de son eau de la rivière Omo. Au cours des dernières années, le lac, déjà touché par le changement climatique, a considérablement diminué en raison des constructions de barrages et d’un grand projet agroalimentaire permis par les deux bassins hydrographiques. Certains experts tirent la sonnette d’alarme en considérant que la dégradation et l’abaissement du niveau du lac Turkana pourraient atteindre un niveau critique dans seulement quelques années, rappelant les cas de la mer d’Aral ou du lac Tchad. La profondeur (environ 30 mètres) pourrait être réduite de deux tiers, et le lac pourrait se diviser en deux bassins, l’un au nord, alimenté par l’Omo, l’autre au sud, qui survivrait grâce aux rivières Kerio et Turkwel. La planification durable et multipartite et la coopération intraétatique pourraient l’éviter.
LE DILEMME ÉNERGÉTIQUE
L’eau, dans le secteur de l’énergie, est principalement utilisée dans trois industries : hydroélectrique, nucléaire et hydrocarbure non conventionnelle.
En 2016, l’hydroélectricité produit 16,4 % de l’énergie mondiale, avec un total de 1 064 gigawatts grâce à 57 000 barrages de différentes tailles. Bien que l’énergie qui exploite la force de l’eau compte pour environ 70 % du mélange d’énergie renouvelable et garantisse une quantité d’émissions totales inférieure à celle des centrales à combustibles fossiles, les impacts globaux ne sont pas toujours positifs. Surtout quand les barrages ne sont pas planifiés en mettant l’accent sur l’impact environnemental. Parmi les effets négatifs, on peut citer l’extinction de nombreux animaux aquatiques, la destruction de zones humides et forestières, des blocages dans le flux naturel de débris et le déplacement de milliers de personnes. Mais les barrages ne sont pas le coupable numéro un, l’extraction de l’eau est également essentielle pour les besoins du nucléaire. L’utilisation de l’eau est estimée par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) à environ 583 milliards de mètres cubes (15 % de l’eau extraite) en 2010. De cette énorme quantité, 66 milliards de mètres cubes sont consommés et ne retournent pas à la source d’approvisionnement. En 2035, l’extraction de l’eau devrait augmenter de 20 % et la consommation de 85%. Cette tendance est causée par la construction de nouvelles centrales électriques qui extraient moins d’eau, mais qui consomment plus d’énergie par unité d’électricité produite. La pénurie d’eau peut entraîner une panne d’énergie dangereuse. Par exemple, en 2012, en Inde, 620 millions de personnes sont restées pendant des jours sans électricité. Toutes les conditions étaient réunies : les ondes de chaleur extrême ont poussé à une augmentation de l’extraction de l’eau dans l’agriculture et à la hausse de la consommation d’énergie pour le refroidissement. L’eau pour les usines énergétiques, qui alimentent également les pompes à eau électriques, a commencé à manquer.
En raison de la pénurie d’eau, les ingénieurs ont dû fermer les usines alors que la demande était à son apogée. On s’inquiète de plus en plus des sources d’eau pour les centrales de refroidissement. Un plan d’énergie nucléaire de cinq gigawatts utilise environ 500 000 mètres cubes d’eau par jour, pour un total de plus de 156 millions de mètres cubes par an, alors qu’une usine de charbon, par exemple, utilise quelque 70 millions de litres d’eau par jour. Selon la National Geographic Society chinoise, deux sur trois des 28 centrales nucléaires intérieures prévues en Chine sont situées dans des régions pauvres en eau. Même en France, la sécheresse pourrait influencer la production d’électricité des centrales nucléaires. En 2003, lors de la vague de chaleur, plus de 4000 mégawatts d’énergie nucléaire n’ont pas pu être produits en raison de la pénurie d’eau. Pour le charbon, l’Institut mondial des ressources prévoit que plus de 50 % des plus grands pays producteurs/consommateurs du monde font face à des niveaux élevés de stress hydrique. Étant donné que l’agriculture a un accès prioritaire à l’eau, il semble clair qu’une pénurie engendrerait des obstacles importants pour les producteurs d’énergie et autres entreprises à forte intensité d’eau. Un autre phénomène inquiétant est l’emploi de la technique d’extraction de la fracturation hydraulique pour le pétrole et le gaz non conventionnels. La fracturation hydraulique est une technique de stimulation par puits qui consiste à fracturer la croûte à l’aide d’un liquide sous pression. Les fissures permettent au gaz, au pétrole et à la saumure de circuler librement. Il faut une quantité impressionnante d’eau, menaçant les couches aquifères et les puits d’eau. Pour cette raison, des pays comme la France ont interdit la fracturation.
ACCAPAREMENT DES TERRES ET DE L’EAU
Au cours des dernières années, divers acteurs, des gouvernements aux grandes entreprises nationales et internationales en passant par l’industrie financière, ont cédé la place à une véritable appropriation à l’échelle mondiale des terres agricoles, en particulier dans les pays en développement. Ce processus se caractérise par
des investissements à grande échelle pour le développement rural, qui n’apportent souvent que peu – voire pas – d’avantages aux personnes locales. Au lieu de cela, le processus favorise les grandes entreprises agroalimentaires. La saisie des terres est comme une nouvelle ruée vers l’or qui implique au moins 62 pays « attrapés » et 41 pays « attrapeurs » (cf. carte 9). L’accès, l’utilisation et les droits des terres sont contrôlés et gérés de manière incorrecte, ce qui entraîne des effets négatifs sur les Droits de l’homme, sur la sécurité alimentaire locale, sur les moyens d’existence ruraux et sur les terres elles-mêmes. L’eau n’échappe pas à cette nouvelle course. Les pays les plus touchés par le water grabbing sont le Gabon, la République démocratique du Congo et le Soudan/Soudan du Sud. Chacun a respectivement 4450, 2380 et 1850 mètres cubes par habitant d’eau prélevés chaque année par acquisition terrestre. D’un bien commun à libre accès, l’eau se transforme en un bien privé pour lequel les entreprises et les citoyens doivent négocier et être prêts à payer. Les droits d’utilisation ou de licence sont commercialisés et négociés sur les marchés financiers. Au Chili, par exemple, il est possible d’acheter des rivières ou des sources ; en Indonésie, au Brésil et aux Philippines, des milliers d’hectares de terres sont vendus à l’extérieur.
UN AVENIR INCERTAIN
La sécheresse en Syrie, qui a contribué à exacerber l’un des pires conflits des cinquante dernières années ; la sécheresse mondiale en 2016, qui a ajouté 50 millions de personnes à la liste des individus touchés par la faim extrême ; la tragédie au Soudan du Sud ; les protestations en Bolivie et au Chili contre la privatisation de l’eau ; les escarmouches entre l’Inde et le Pakistan au Cachemire ; les tensions entre la Chine et les pays d’Asie du Sud-Est… : la liste des tensions politiques et des conflits potentiels concernant l’eau est longue. Malgré la diminution de la privatisation à grande échelle de l’eau des années 1990, le secteur privé exerce encore un rôle important dans la gestion de l’eau. Les changements climatiques poussent la menace de pénurie d’eau vers de nouvelles limites, des Alpes aux frontières entre les États-Unis et le Mexique, du Sahel au nord de l’Australie. Les connaissances et les technologies sont disponibles pour apporter des solutions. Des services publics d’eau à des technologies de purification d’eau à faible teneur en carbone, de l’agriculture intelligente à la chaîne d’approvisionnement en économie circulaire, il existe une multitude de solutions, dont certaines seront disponibles dans un proche avenir. Il n’y a qu’un seul ingrédient qui manque : l’esprit politique et les stratégies de coopération mondiale. Si nous connaissons les sources disponibles et si nous trouvons un terrain d’entente pour gérer les ressources en eau, nous pourrons surmonter cet énorme problème. Sinon, l’eau deviendra le pétrole du XXIe siècle.