Retour sur…
La grande révolte arabe : les prémices d’une nation ?
Il y a cent ans, entre juillet 1916 et octobre 1918, une force du Hedjaz, dans l’ouest de l’actuelle Arabie saoudite, se soulève contre un Empire ottoman malade et engagé dans la Première Guerre mondiale aux côtés des Allemands. Ce que l’histoire retient comme la « grande révolte arabe » échoue à concrétiser les aspirations de l’époque, à savoir un État arabe souverain, mais révèle les intentions européennes sur le Proche-Orient.
ardienne des Lieux saints de l’islam, la Sublime Porte étend son autorité sur un immense territoire, depuis le sud de la péninsule Arabique jusqu’à la côte algérienne, en passant par la Mésopotamie et les Balkans. Mais, dès le XIXe siècle, elle ne gouverne plus vraiment. D’une part, de nombreux dirigeants locaux aspirent à l’autonomie, tel Mehemet Ali (1769-1849) en Égypte ou Ahmed Ier de Tunis (1806-1855). D’autre part, les Européens, Britanniques et Français principalement, prennent sous leur coupe des régions entières : la France obtient une certaine influence en Égypte après la campagne de Napoléon Bonaparte (1798-1801) et conquiert l’Algérie en 1830, le Royaume-Uni s’installe au Yémen en 1886 et se veut le protecteur des « États de la trêve » sur la rive occidentale du golfe Persique dès le début du XIXe siècle, entre autres exemples. C’est dans ce contexte d’émancipation de la tutelle ottomane que la « renaissance » arabe,
la Nahda, apparaît dans les milieux intellectuels. Des associations se forment pour revendiquer une identité arabe, qui est majoritairement musulmane sunnite, comme le pouvoir ottoman, mais reste marginalisée. Ce qui est d’abord considéré comme un mouvement culturel se politise petit à petit au début du XXe siècle, avec par exemple la Djami al-Fatat, société secrète fondée à Paris en 1911, transférée à Beyrouth deux ans plus tard, et qui appelle à une autonomie des provinces arabes. La Première Guerre mondiale marque un tournant, avec l’engagement de l’empire aux côtés du Reich de Guillaume II (1888-1918) (cf. carte 1).
LES PROMESSES BRITANNIQUES
Les forces de la Triple-Entente (la France, le Royaume-Uni et la Russie) ne négligent pas le front oriental du conflit, car elles savent que, sur les ruines d’un Empire ottoman déchu, elles pourront étendre leur influence coloniale. Ainsi, entre juillet 1915 et mars 1916, Henry McMahon (1862-1949), haut-commissaire britannique en Égypte, entretient une correspondance écrite avec le chérif Hussein bin Ali (v. 1854-1931) de La Mecque. Il lui promet l’indépendance sur les terres libérées du joug d’Istanbul si ses forces locales aident Londres à se défaire des Ottomans sur le front arabe en provoquant une révolte. Le dirigeant de la Ville sainte accepte. Pour l’aider à la tâche, il reçoit l’aide d’un homme qui entra dans l’histoire du XXe siècle, Thomas Edward Lawrence dit « d’Arabie » (1888-1935). Le contexte politique est par ailleurs favorable, car Hussein craint également les ambitions des jeunes-turcs, arrivés au pouvoir en 1908 et décidés à
4 La révolte arabe dans un contexte de guerre mondiale 0 500 km no 44, 2017 © Areion/Capri Sources : Anne-Laure Dupont, Atlas de l’islam : lieux, pratiques et idéologie, Autrement, 2014 ; G. Duby (dir.), Grand atlas historique : l'histoire du monde en 520 cartes, Larousse, 1998 ; Thomas E. Lawrence, Les sept piliers de la sagesse, Phébus, 2009
recentraliser l’autorité. Plus au nord, en Syrie, la répression de Djemal Pacha (1872-1922) contre les nationalistes arabes fait espérer un réveil des consciences. Archéologue de formation, fin connaisseur de la géographie, de l’histoire, de la langue et des traditions de la région, Lawrence d’Arabie obtient la confiance du chérif de La Mecque, et surtout celle de son fils, Fayçal (1885-1933), qui l’accompagne sur les champs de bataille. Le premier coup de feu (aux sens figuré et littéral du terme) est donné à La Mecque le 5 juin 1916 ; la Ville sainte est contrôlée sept jours plus tard, Djeddah est prise le 16 juin (cf. carte 4). Mais les rebelles échouent à Médine, défendue par une importante garnison ottomane. S’engage alors un conflit de basse intensité. Lawrence d’Arabie comprend en effet que détruire les infrastructures ottomanes, telles que le chemin de fer, est bien plus efficace que de tuer des soldats. Le fait d’armes majeur de la révolte est la prise du port d’Aqaba (actuelle Jordanie) en juillet 1917. Contre toute attente, Lawrence d’Arabie et Fayçal tentant de faire croire à leurs ennemis qu’ils se dirigent vers Damas, les rebelles arabes réussissent à traverser le désert du Nefoud en mai – véritable prouesse physique – pour atteindre Aqaba, utilisé par les Turcs comme base, mais faiblement armé. On compte alors la présence d’un important chef local, Aouda Abou Tayi (1874-1924), rallié à la cause du chérif de La Mecque. Les combats ont lieu à la hauteur d’Abou al-Lissal, entre Aqaba et Ma’an. Après différentes attaques, l’offensive finale est lancée le 6 juillet 1917 : la charge arabe est dévastatrice pour les Ottomans, qui résistent peu. Les survivants sont massacrés, acte que Lawrence d’Arabie n’a pas empêché. Il est important d’ajouter que les forces arabes sont aidées par la marine britannique ; la prise d’Aqaba est stratégique pour cette dernière dans son positionnement sur le front oriental de la Première Guerre mondiale, notamment pour opérer en Palestine. On le verra par exemple lors de la bataille de Megiddo, en septembre 1918, remportée par les Alliés (cf. carte 6). La victoire à Aqaba donne une certaine aura au chérif de La Mecque et à ses alliés, et la révolte gagne en soutien – au début, ils ne sont que quelque 1 700 hommes. Pour Lawrence d’Arabie et Fayçal, une expansion depuis l’intérieur – vers la Syrie au nord et vers le centre de la péninsule Arabique au sud – devient possible, d’autant que les Ottomans sont à présent isolés à Médine. Mais ce serait oublier les ambitions d’acteurs locaux et régionaux, notamment Abdulaziz ibn Saoud (v. 1880-1953) et la Couronne britannique. En effet, le premier est déjà maître du Najd et aspire à conquérir les autres régions au nom de l’unité d’Allah (il incarne alors la forme armée et politique du wahhabisme) ; à cette époque, le sens de l’arabité et le concept d’une grande nation arabe sont encore peu répandus, et les populations se définissent plus volontiers comme musulmanes et appartenant à une famille. Pour cela, Ibn Saoud obtient l’appui… de Londres.
ESPOIRS ET DÉSILLUSIONS
Les espoirs nés des promesses britanniques s’envolent au fur et à mesure que passent les années de la Première Guerre mondiale. Dans ses lettres avec Henry McMahon, le chérif Hussein pose les limites géographiques auxquelles il aspire pour son royaume : la Syrie, de la frontière égyptienne du Sinaï à la Cilicie et aux monts Taurus (actuelle Turquie), la Mésopotamie et toute la péninsule Arabique, à l’exception d’Aden (Yémen). Dans une réponse datée du 24 octobre 1915, le haut-fonctionnaire britannique exclut la Cilicie, les « parties de Syrie situées à l’ouest de Damas, Homs, Hama et Alep » – autrement dit là où la France a des intérêts –, et les provinces de Bagdad et de Bassora, que les Britanniques veulent conserver (cf. carte 5).
En lançant le djihad contre les Ottomans, Hussein pense que les Britanniques tiendront parole. Mais alors qu’il fait face dès juillet 1917 à l’opposition de nombreuses tribus, notamment en Transjordanie où la révolte arabe divise finalement plus qu’elle unit, il réalise que Londres a d’autres intérêts à défendre, y compris lorsque ses hommes réussissent à entrer dans Damas le 1er octobre 1918 et à obliger les Ottomans à quitter la Syrie après la victoire de ses hommes à Alep trois semaines plus tard. Le chérif de La Mecque n’avait pas anticipé les arrangements entre les puissances coloniales. Outre le double jeu britannique entre Hussein et Ibn Saoud, Londres doit également tenir compte des ambitions françaises et russes sur les restes de l’Empire ottoman. Aussi, le Royaume-Uni et la France mettent sur le papier leurs revendications territoriales en signant, le 16 mai 1916, les accords secrets Sykes-Picot, du nom des deux négociateurs, le Britannique Mark Sykes (1879-1919) et le Français François Georges-Picot (1870-1951) (cf. carte 2). Le texte n’est révélé qu’en novembre 1917, sur l’initiative du jeune pouvoir bolchevique, et arrive entre les mains du chérif de La Mecque en janvier 1918. Le choc est grand, et quand ce dernier demande des explications à Londres, le gouvernement tente de démentir en assurant soutenir la « libération des peuples arabes ». Pourtant, la conférence de San Remo (avril 1920) et le traité de Sèvres (10 août 1920) entérinent le dépècement de l’Empire ottoman au profit des Européens : conformément aux négociations Sykes-Picot, les Britanniques obtiennent l’Irak et la Palestine, et les Français établissent un mandat en Syrie et au Liban. Installés à Damas, les nationalistes arabes sont déjà entrés en résistance, les tensions diplomatiques et armées avec Paris sont fortes. Un Royaume arabe de Syrie voit le jour le 8 mars 1920, avec Fayçal comme roi. Dès le mois de juillet, le haut-commissaire du gouvernement français au Levant, Henri Gouraud (1867-1946), exige de ce dernier qu’il renonce. Si le souverain accepte de collaborer, ce n’est pas le cas de ses proches collaborateurs, dont son ministre de la Guerre, Youssef al-Azmeh (1884-1920), qui prend les armes. Le 24 juillet 1920, les Français remportent la bataille de Khan Mayssaloun, vallée située à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Damas, mettant un terme – du moins pour un temps – aux ambitions nationalistes et ouvrant la période du mandat. Si l’accord Sykes-Picot est une surprise pour les révoltés arabes, il ne faut pas oublier la déclaration Balfour du 2 novembre 1917, lettre ouverte du ministre des Affaires étrangères britannique de l’époque, Arthur Balfour (1848-1930). Le document assure à Lionel Walter Rothschild (18681937), important acteur du mouvement sioniste, que le gouvernement britannique est favorable à l’établissement d’un « foyer national juif » en Palestine et qu’il emploiera « tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif ».
QUEL NATIONALISME ARABE ?
Le projet d’un État arabe unifié, tel qu’en rêvent le chérif Hussein de La Mecque et son fils Fayçal, est la dernière chose que souhaitent les Européens. Après l’échec du royaume syrien, Fayçal est contraint à l’exil et accepte le trône d’Irak que lui offrent les Britanniques à la conférence du Caire de mars 1921. Il s’était rendu deux ans plus tôt à Paris pour faire entendre ses revendications lors de la conférence de paix de la Première Guerre mondiale. Les autres enfants de Hussein obtiennent également leur « lot de consolation » : Abdallah (1882-1951) devient roi de Transjordanie (Jordanie à partir de 1949) et Ali (1879-1935) conserve le Hedjaz jusqu’en 1925. Si ce dernier est destitué par Ibn Saoud cette année-là, les deux autres marquent l’histoire du pays qu’ils gouvernent, incarnant la dynastie des Hachémites. Malgré l’échec de la « grande révolte arabe » de 1916-1918, le nationalisme se renforce dans la région avec la colonisation. Avec le développement des communications, le sentiment d’une identité arabe se diffuse, notamment dans un effort de résistance aux Européens, et l’expression « monde arabe » passe dans l’usage courant dans les années 1930. Néanmoins, l’idée d’une seule grande nation arabe se heurte à la volonté de plusieurs pays de devenir souverains, telle l’Arabie saoudite. D’ailleurs, la création de la Ligue arabe en 1945 n’a d’autre objectif que de canaliser le mouvement nationaliste pour le traduire en une simple solidarité. Autoritarisme oblige.
6 La bataille de Megiddo (septembre 1918) Carto no 44, 2017 © Areion/Capri Source : Académie militaire des États-Unis « West Point »