La fabrique de l’océan Indien (Antiquité-XVIe siècle)
(Antiquité-XVIe siècle)
Les planisphères situant l’Europe au centre offrent la représentation du monde la plus familière, découpant les masses émergées et les étendues maritimes à partir de leur « coeur ». Les deux grands océans, l’Indien et l’Atlantique, apparaissent tels les bassins d’expansion naturels de l’Europe, tandis que le Pacifique est le « bout du monde ». En bas à droite, l’océan Indien semble dans une position marginale par rapport à un centre névralgique qui lui échappe.
Il suffit de modifier le point de vue, de tourner avec le doigt le globe terrestre miniature ou de parcourir sur un écran l’image satellite de la Terre pour susciter une image différente du monde, structurée par l’immensité de l’océan Indien. Cette étendue d’eau salée de plus de 75 millions de kilomètres carrés se situe, dans sa partie occidentale, entre l’Afrique et l’Inde, prolongée au nord par la mer Rouge et le golfe Persique ; sa partie orientale est bordée par la longue péninsule et les archipels de l’Asie du SudEst, comprenant la Birmanie, la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie, et jusqu’à l’Australie. Au sud, l’océan se poursuit jusqu’aux glaces de l’Antarctique. Mais cette définition géographique moderne n’est pas issue de l’évidence naturelle d’un bassin fermé de toutes parts ; elle provient d’un consensus, fixant les limites d’un espace maritime qui communique à l’ouest avec l’Atlantique, à l’est avec la mer de Chine et le Pacifique.
UNE HISTOIRE LONGTEMPS ÉCRITE PAR LES EUROPÉENS
L’invention de l’océan Indien dans le langage et les formes trouve son origine dans l’histoire des pratiques de navigation, des échanges maritimes et des représentations. En Europe, son histoire fut d’abord associée, des siècles durant, au récit des « grandes découvertes » et à l’épopée coloniale des empires ibériques. Vasco de Gama (1469-1524), ouvrant la route de l’Inde en 1498, figure ainsi dans le panthéon des navigateurs héroïques de la Renaissance, aux côtés de Christophe Colomb (1451-1506) et Fernand de Magellan (1480-1521). Ce n’est que dans la deuxième moitié du XXe siècle que l’on a commencé à écrire une histoire de l’océan Indien depuis les temps antiques en prenant en compte des sources non européennes. Ainsi, Auguste Toussaint (19111987), natif de l’île Maurice, analysa les peuples et les échanges sur la durée et dans le cadre naturel spécifique à l’océan Indien. L’alternance des vents avait en effet permis l’établissement de liens commerciaux et les migrations. Au nord, les navigations se faisaient au rythme des vents de la mousson, qui limitaient les trajets à quelques routes bien définies et praticables uniquement en certaines saisons. Ce cadre naturel n’était-il pas un puissant facteur de mise en relation des différentes rives de l’océan, et le principal fil de son histoire ?
Il revient à l’Indien Kirti Narayan Chaudhuri (né en 1934) d’avoir imposé cette vision en écrivant une histoire de cet océan comme celle d’une « Méditerranée indienne », trait d’union entre l’Afrique et l’Asie, et en mêlant géographie, histoire des civilisations et histoire des échanges. Doté de sa propre logique, de ses dynamiques, le monde de l’océan Indien aurait intégré les nouveaux venus portugais, néerlandais, anglais ou français à des circuits d’échanges et à des réseaux préexistants, qui ne furent guère bouleversés en profondeur avant l’avènement de la navigation à vapeur et l’âge industriel. L’étude des récits portugais et des autres nations marchandes occidentales, mais aussi des sources locales écrites en arabe, persan, malais ou tamoul, ainsi que l’essor de l’archéologie côtière et sousmarine, de l’Afrique de l’Est à l’Arabie, de l’Inde à l’Asie du Sud-Est, au cours des trente dernières années, sont venus enrichir la connaissance de ce « creuset » indo-océanique. La réévaluation de la place de la mer et des sociétés littorales et la faveur rencontrée par l’histoire globale au niveau international ont ainsi trouvé un écho croissant. Les études focalisées sur la diversité des connexions économiques et culturelles à différentes époques ont cependant négligé la question des représentations de l’espace, comme si la densité des échanges impliquait naturellement sur toutes ses rives, et au-delà, une perception unique de l’étendue indo-océanique et de sa conformation. Or ce sont les cartes, apparues dès la haute Antiquité, qui ont contribué à donner à l’océan Indien un sens et une cohérence. L’étude de la cartographie est une porte d’entrée privilégiée pour le comprendre, d’autant plus que l’interprétation des cartes anciennes a évolué, ces dernières décennies, vers une meilleure prise en compte de leur dimension culturelle et anthropologique.
UN TRANSFERT DE CONCEPTS, DE NOMS ET D’IMAGES
Aborder l’océan Indien depuis les cartes grecques ou latines, arabes ou portugaises, chinoises ou turques, sans se réduire à une simple histoire croisée des cartographies nationales, conduit inévitablement à rencontrer les aspects polémiques d’un sujet touchant aux transferts culturels. L’histoire de la cartographie, dès le XIXe siècle, a été un terrain particulièrement fertile en revendications nationalistes. Si la cartographie européenne a été présentée à l’époque coloniale comme le signe de la supériorité scientifique de l’Occident par rapport à tous les autres peuples, des auteurs, tel le Turc Fuat Sezgin (né en 1924), ont voulu souligner l’antériorité des sciences arabes et leur rôle moteur dans les progrès des sciences européennes à l’âge de la Renaissance et des grandes découvertes, tandis que les historiens de la Chine ont beau jeu de soutenir l’ancienneté de la science asiatique par rapport aux mondes musulman et chrétien à la fois. Cette quête des origines manque de pertinence en ce qui concerne l’histoire de la cartographie, dans la mesure où elle pousse à considérer les cartes comme des produits finis, déterminés par le contexte initial de leur production qui aurait influencé à la fois leur contenu scientifique et leur forme. En réalité, les cartes sont des constructions historiques puisant à des
sources variées, et sont à leur tour l’objet de lectures et d’interprétations divergentes. Elles ne sont jamais « originales ». Issues de compilations, de copies et d’éditions successives, elles sont en transformation permanente et ne constituent pas une matière figée, y compris au sein d’une même oeuvre. Cela implique de ne pas réduire chaque carte à ce qui a pu être sa fonction initiale, ou l’une de ses fonctions postérieures, mais plutôt de penser la multiplicité de ses usages possibles. Les cartes, copiées de siècle en siècle dans des manuscrits, ont pu ainsi changer de sens selon la manière dont elles étaient utilisées : instruments d’orientation ou de savoir, elles étaient aussi des outils mnémotechniques, des oeuvres ornementales ou symboliques. Il convient de ce fait de sortir d’une histoire linéaire de la cartographie, en évitant de présenter artificiellement un progrès continu vers les réalisations plus précises de l’époque moderne. Écrire une histoire cartographique qui ne cherche pas à retracer l’avènement d’une cartographie plus « vraie » de l’océan Indien, produit du génie de l’Occident, et son assimilation par les peuples d’Asie et d’Afrique, mais qui entend plutôt esquisser une histoire de l’appropriation multiple et différenciée de savoirs qui circulèrent largement au-delà des barrières linguistiques, implique ainsi de bousculer quelque peu le récit ordinaire de l’histoire de la cartographie. Le point de départ de ce processus est certes constitué par la science antique grecque, développée à l’ombre de la bibliothèque d’Alexandrie, entre Ératosthène (276-194 av. J.-C.) et Claude Ptolémée (90-168). Leurs travaux irriguèrent en effet au cours du Moyen Âge à la fois les cartes d’Occident et celles du monde islamique, qui semblent être parties de cette source commune pour diverger un temps, avant de se rejoindre à nouveau à partir du XVe siècle. Or, les savantes cartes des Grecs ont des origines encore bien plus lointaines, puisque l’on
trouve en Mésopotamie des témoignages de représentations schématiques de l’espace qui remontent aux temps les plus anciens de l’écriture. Depuis la plus haute Antiquité, donc, et en aval jusqu’à l’époque moderne, les formes et le contenu des cartes ont ensuite connu des variantes nombreuses, ainsi que des convergences étonnantes. La forme des cartes ou leur orientation apparaissent comme des paradigmes culturels forts, des marqueurs identitaires, qui ont pu faire l’objet d’appropriations nationales. Néanmoins, une carte médiévale ne doit pas être qualifiée de « chrétienne » ou d’« islamique » au premier coup d’oeil, sans examen de la langue utilisée, du contexte de production et de diffusion. Même si les cartes produites dans le monde latin sont souvent, par tradition, orientées vers l’est, et les cartes islamiques (arabes, persanes et turques) vers le sud, la seule orientation vers le sud ne permet pas d’affirmer à coup sûr une « influence » islamique, et réciproquement. Trop souvent focalisé sur un nombre réduit de traits graphiques, le débat historiographique sur les jeux d’influence supposés entre cartes d’Orient et d’Occident paraît reposer sur une conception appauvrie de ce qui guide et oriente la lecture d’une carte. Circulant du général au particulier, de la carte du monde aux infimes détails des toponymes et des symboles, il s’agit de se livrer à un jeu d’échelles pour cerner l’histoire de l’invention savante de cet espace indo-océanique commun, en abordant tour à tour ces niveaux distincts de lecture de la carte que sont les contours de l’océan, les noms qui lui sont associés, et enfin l’imaginaire iconographique qui l’accompagne. Se dégagent ainsi trois histoires de l’océan Indien, qui correspondent aux trois opérations principales de la fabrique cartographique : donner forme à l’Océan, nommer ses mers et ses lieux, l’illustrer.
DES PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS À LA « FABRIQUE » DE L’OCÉAN
Différentes formes ont été données à l’océan Indien dans l’image du monde, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne, de l’Égypte hellénistique et romaine à la Chine. L’orée du XVIIe siècle est un moment particulier qui éclaire de façon singulière ce que l’on peut entendre par la « fabrique » de l’océan Indien. C’est alors que l’arrivée des Compagnies commerciales néerlandaise, anglaise et française sur les routes maritimes de l’Inde et de l’Indonésie mit fin au monopole portugais.
C’est aussi et surtout au début du XVIIe que se généralisèrent les atlas du monde, inspirés de Gérard Mercator (1512-1594) et d’Abraham Ortelius (1527-1598). Mercator intitula son oeuvre Méditations cosmographiques de la fabrique du monde et figure d’icelvy (1585). Dans ce projet universaliste et philosophique, le mot « fabrique » revêtait ici un sens précis, celui de « machine du monde », créée à la manière d’une mécanique parfaite. La cosmographie, telle qu’elle était conçue par Mercator, donnait à voir cette fabrique, cette mécanique, par l’image cartographique qu’on appelait alors la « figure ». Ortelius, qui publia dès 1570 la première édition de son atlas, l’intitula quant à lui le Theatrum Orbis Terrarum, le « Théâtre du monde », dans une perspective différente. Car la cartographie était pour lui une mise en scène, dans une métaphore du monde et de la vie. C’est en ce deuxième sens que nous utilisons ici le mot « fabrique », comme mise en scène et oeuvre des cartographes. En effet, la carte ne se contente pas de figurer l’espace. Unissant l’image et les noms de lieux, créant des limites et
créant un sens, par l’orientation, les cadrages, les conventions utilisées, les choix opérés, le cartographe contribue à façonner, inventer, construire l’espace dans l’imaginaire des sociétés, comme cadre de l’histoire humaine. Les cartes de l’océan Indien élaborées dès la plus haute Antiquité ont ainsi contribué à former peu à peu un concept et une image partagée de cet espace maritime. Elles donnent à voir non seulement les contours géographiques de cet espace, mais aussi son peuplement, ses usages et les voies de communication qui en font un ensemble intégré au reste du monde. Avec la large diffusion des figures de Mercator et d’Ortelius jusqu’en Asie, et leur traduction en plusieurs langues européennes, c’est bien la « mise en scène » occidentale du monde qui triomphait, contribuant à fixer l’image unifiée de l’espace maritime de l’océan Indien, bien qu’encore longtemps prolongé au sud par l’hypothétique et fantasmatique « continent austral ». Mais cette imposition d’une certaine image du monde ne peut se comprendre que si l’on considère qu’elle était elle-même l’écho et le réceptacle d’une « fabrique » graphique, iconographique et textuelle qui dépassait les frontières étroites de l’Europe. L’océan Indien réunit, par sa position géographique, des cultures et des histoires variées. Il est l’espace qui permettait le mieux, de l’Antiquité à l’époque moderne, d’expérimenter et de donner à voir cette histoire croisée des cartes d’Orient et d’Occident.