La guerre froide : un conflit global et multiforme
La guerre froide a structuré la vie internationale du XXe siècle. Elle commence en 1947 par un conflit d’ordre idéologique et politique, sans affrontements physiques directs, opposant les États-Unis et l’URSS. Alternant les périodes de tensions et de détente, elle organise les relations internationales autour d’un équilibre Est-Ouest, auquel les États du Sud sont contraints de se rattacher. Elle s’achève entre 1989 et 1991 par la défection du camp soviétique.
expression « Cold War » est d’invention américaine. Forgée en octobre 1945 par l’écrivain britannique George Orwell (1903-1950), elle est popularisée en 1947 par le journaliste américain Walter Lippmann (1889-1974). En Union soviétique, on la réfute. Il faut attendre l’ère Mikhaïl Gorbatchev (19851991) pour que le terme « kholodnaïa voïna » soit utilisé, manière de reconnaître, au moment où la guerre froide s’achève, que l’URSS y a eu sa part. La Seconde Guerre mondiale prend fin en deux temps : en Europe, avec la capitulation de l’Allemagne le 8 mai 1945, en Asie, avec celle du Japon le 2 septembre. La victoire alliée est totale. Le 25 avril 1945, les armées américaines et soviétiques effectuent leur jonction sur l’Elbe, dans la ville allemande de Torgau. C’est l’aboutissement d’une difficile reconquête du continent qui s’est faite par le sud, avec les débarquements des troupes angloaméricaines en Afrique du Nord puis en Italie ; par l’ouest, avec celui de Normandie ; et par l’est, sous les coups de l’Armée rouge qui a repris progressivement le contrôle de l’Europe centrale et orientale (cf. carte 1).
LA CONSTITUTION DES BLOCS
L’Europe est plongée dans le chaos : plus de 40 millions de morts, les génocides des Juifs et des Tsiganes, les destructions liées aux combats, aux bombardements et aux pillages, des sociétés partout désemparées ; c’est sur ce terreau que la guerre froide prend naissance. Déjà, lors de la conférence de Moscou, en octobre 1943, les Alliés avaient pris une décision lourde de conséquences : les pays libérés seront administrés, sur le terrain, par la (ou les) seule(s) puissance(s) occupante(s). Il ne s’agit pas alors de tracer des lignes de partage : il est entendu que toute présence étrangère cessera le jour où les pays libérés se seront de nouveau dotés d’institutions propres. Cela
revient toutefois à légitimer une course à la libération que l’URSS est seule à pouvoir mener dans l’est du continent. De 1946 au début des années 1950, l’affirmation de la guerre froide s’accompagne de la constitution progressive du camp occidental. Ce dernier se construit autour d’un axe qui réunit les ÉtatsUnis et leurs alliés d’Europe de l’Ouest. Comme son pendant communiste, il prend des formes multiples : idéologiques, économiques et militaires. La position américaine face à l’URSS évolue en 1946, quand le diplomate en poste à Moscou, George Frost Kennan (1904-2005), définit les bases du containment : persuadé que l’URSS est obsédée par sa sécurité et cherche à se constituer un glacis protecteur en Europe centrale et orientale, convaincu qu’il est vain de vouloir chercher des points de convergence entre les systèmes communiste et capitaliste, il appelle à « contenir avec patience, fermeté et vigilance ses tendances à l’expansion ». Il s’agit autant de lutter contre la politique de subversion menée par l’URSS au coeur des démocraties occidentales que de favoriser toute initiative visant à miner de l’intérieur le système soviétique. Le président Harry Truman (1945-1953) reprend à son compte cette pensée et, le 12 mars 1947,
demande au Congrès de voter des crédits à la Grèce et à la Turquie pour les aider à lutter contre la menace communiste. Puis le plan Marshall, annoncé le 5 juin 1947, propose aux pays d’Europe une aide économique massive, pluriannuelle, multilatérale et, pour l’essentiel, sous forme de dons (cf. document 3 p. 67). L’objectif des États-Unis n’est pas seulement de relever les économies européennes pour rééquilibrer à leur profit le commerce mondial ; ils cherchent à susciter auprès des bénéficiaires des liens de solidarité, en leur demandant de s’organiser pour définir leurs besoins et répartir l’aide – sous contrôle américain. Dès 1947-1948, les pays d’Europe centrale et orientale doivent s’orienter vers l’Est : le Kremlin cimente un bloc à son image contre l’impérialisme américain (cf. carte 2 p. 67). La présence de l’Armée rouge et des conseillers soviétiques favorise cet alignement politique. Mais la mainmise communiste tient aussi aux dynamiques endogènes de l’antifascisme et du changement social, ainsi qu’à la peur du revanchisme allemand. Cet arrimage du socialisme n’est toutefois pas une « exception européenne » ni un monopole de l’URSS.
DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE DE CHINE À CUBA
En 1949, la Chine devient une République populaire, adoptant le modèle soviétique (cf. carte 4). L’année suivante, elle signe avec son voisin un traité d’alliance qui lui offre une aide financière et technique et une protection militaire. Mais la rivalité avec le grand frère soviétique se fait sentir. Mao Zedong (1949-1976) affirme l’existence d’une « voie chinoise » vers le socialisme, où le rôle central est dévolu à la paysannerie. En 1963, la rupture est officielle, puis, en 1969, un conflit frontalier éclate le long
de l’Oussouri, marquant encore un peu plus l’impossible réconciliation. La Chine joue un rôle majeur dans la guerre froide en Asie : elle apporte une aide militaire aux communistes vietnamiens pendant les guerres d’Indochine (1946-1954) et du Vietnam (1955-1975), envoie des centaines de milliers de « volontaires » combattre pendant la guerre de Corée (1950-1953) et remporte une victoire rapide en 1962 lors du conflit l’opposant à l’Inde. La République populaire entend être un modèle pour les partis communistes en Asie. Elle apporte un soutien actif aux Khmers rouges au Cambodge (1975-1979), alors appelé Kampuchéa démocratique, n’hésitant pas à contrer l’influence d’un Vietnam communiste devenu presque concurrent. À l’échelle internationale, la Chine s’affirme comme le chef de file des pays du Tiers Monde à partir du milieu des années 1950. En Afrique, où les blocs américain et soviétique étendent leur influence et s’affrontent par alliés interposés, Pékin apporte une aide militaire aux mouvements de libération nationale en Angola et au Mozambique (cf. carte 5). Si, de façon globale, la guerre froide se caractérise par l’absence de conflit armé direct entre les grandes puissances, la crise de Cuba a fait trembler le monde (cf. carte 6). En mai 1962, le Kremlin lance l’opération « Anadyr », soit le déploiement sur l’île de SS4 et SS5 à moins de 200 kilomètres des côtes de la Floride, mettant l’ensemble du territoire américain à la portée du nucléaire soviétique. Le 14 octobre 1962, un avion-espion américain U2 prend des photographies qui révèlent au Pentagone les installations ennemies. Le président John F. Kennedy (1961-1963) décide, par crainte d’une escalade, de ne pas bombarder Cuba, mais de mettre en place un blocus de l’île. Moscou fait marche arrière. Ce n’est pas pour autant une victoire des États-Unis : ceuxci ont dû s’engager à ne pas chercher à renverser le régime castriste, ce qui revient à tolérer à leurs portes un gouvernement communiste. La crise de Cuba est exemplaire par sa gestion et sa résolution, permettant l’ouverture d’une période de détente.
CIRCULATIONS CULTURELLES ET INTELLECTUELLES EN EUROPE
La Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), qui se tient de 1973 à 1975 à Helsinki (Finlande), réunit tous les États européens de l’Atlantique à l’Oural, à l’exception de l’Albanie, ainsi que les États-Unis et le Canada, en tant que membres de l’OTAN. Elle aboutit à la reconnaissance des frontières issues de la guerre, déclarées « inviolables », et fixe un nouveau cadre de droit international pour les échanges et les circulations (cf. carte 7). Si la troisième corbeille sur les Droits de l’homme sert de levier aux dissidents du bloc soviétique, le processus d’Helsinki entérine aussi l’essor des échanges entre les deux Europe ainsi qu’avec les États-Unis depuis les années 1960. Ceux-ci restent toutefois tributaires des mécanismes de censure idéologique et d’une guerre des visas qui rappelle combien la circulation est une arme pour les deux camps. À partir de 1954, l’Union soviétique est membre de l’UNESCO. Dès 1958, l’Association européenne des festivals de musique s’ouvre vers l’Est, faisant chaque printemps du Festival de Prague (Tchécoslovaquie) un événement musical européen. La communauté des écrivains européens et le Pen Club International organisent des rencontres par-delà le rideau de fer. En août 1963, à Leningrad, se tient un grand colloque auquel participent une centaine d’écrivains de l’Est et de l’Ouest, dont le Hongrois Tibor Déry (1894-1977) et la Française d’origine russe Nathalie Sarraute (1900-1999). Le cinéma devient également un bien commun aux deux Europe. Mikhaïl Kalatozov (1903-1973), cinéaste soviétique, remporte en 1958 la palme d’or à Cannes avec Quand passent les cigognes. Les interactions Est-Ouest sont aussi nombreuses lors des expositions internationales. Des initiatives soviétiques menées sur tous les continents, notamment le déploiement dès 1977 de missiles dirigés contre l’Europe occidentale et l’invasion de l’Afghanistan (1979-1989), conduisent à la fin de la détente et à de nouvelles tensions qui font croire au retour de la guerre froide « chaude ». Le système soviétique est en réalité miné de l’intérieur, la cohésion du bloc n’est plus que de façade. Le monde communiste n’a plus les moyens économiques ni technologiques de rivaliser avec son concurrent occidental. C’est ce que comprend Mikhaïl Gorbatchev après son arrivée à la tête de l’URSS en 1985.
LES HÉRITAGES GÉOPOLITIQUES DE LA GUERRE FROIDE
La guerre froide a pris fin de façon pratique et négociée entre 1989 (chute du mur de Berlin, édifié en 1961) et 1991 (dissolution de l’URSS), même si, dans certains pays d’Europe de l’Est (Yougoslavie) ou certaines républiques soviétiques (dans le Caucase en particulier), les évolutions politiques conduisent à des violences. L’effacement de l’URSS laisse alors les ÉtatsUnis sans véritable rival. Le monde de la guerre froide paraît bien lointain. À Berlin, les touristes se photographient aux côtés des vestiges du mur conservés pour en entretenir la mémoire. Les attentats du 11 septembre 2001 ont imposé d’autres craintes, d’autres équilibres à l’ordre mondial. Les murs n’ont pas disparu, mais ils ont changé de nature. Ce qui a disparu avec la guerre froide, c’est d’abord un système d’organisation bipolaire des
relations internationales, relativement stable et rétrospectivement rassurant, dans la mesure où les protagonistes avaient appris à en maîtriser les règles et les pratiques. La crainte d’une conflagration nucléaire aurait conduit à la destruction quasi totale des principales puissances, notamment européennes. Mais le danger nucléaire n’est pas né avec la guerre froide et ne s’est pas évanoui avec elle. La fin de la guerre froide a enfin signifié la fin de l’affrontement idéologique entre le communisme et le libéralisme, dans leurs dimensions économique, politique et culturelle. La guerre froide n’a toutefois pas disparu du paysage géopolitique actuel et plus de quarante années de tensions et de conflits laissent des traces. Le terme revient régulièrement, souvent de façon abusive, chaque fois que la situation internationale oppose à l’ONU, au Moyen-Orient ou en Europe orientale, la Russie aux États-Unis et à leurs alliés, que ce soit, par exemple, lors de la guerre de Géorgie en 2008, lors de la crise ukrainienne depuis 2014 ou aujourd’hui en Syrie. Les États-Unis ont renforcé leur puissance durant la guerre froide : elle les a conduits à se doter de structures décisionnelles, diplomatiques et militaires sur lesquelles ils continuent à asseoir leur politique étrangère. Fondée dès 1949, l’OTAN est là pour le rappeler (cf. carte 8). La Russie, héritière de l’URSS, a vécu son déclassement comme une humiliation et cherche, dès la seconde moitié des années 1990, à reconstituer son emprise, d’abord sur les ex-républiques soviétiques devenues indépendantes, puis sur les espaces extraeuropéens où s’étendait son influence, notamment en Asie et au MoyenOrient. Quant à l’Europe réunifiée, elle ne parvient pas à réellement s’affranchir de l’Alliance atlantique pour assurer sa sécurité et continue à vouloir s’appuyer sur Washington pour répondre aux périls qui la menacent. Preuve parmi d’autres que le monde actuel ne peut se comprendre sans tenir compte de cette quarantaine d’années de tensions et de conflits qui ont affecté son histoire.