Inde : y a-t-il trop de villes ?
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En août 2018, une ville indienne est mort-née en annonçant avoir déposé le bilan. Curieux phénomène quand on parle d’une municipalité et non d’une entreprise. Mais la construction de Lavasa (au sud de Mumbai, imaginée au début des années 2000 comme une cité durable), a été confiée au secteur privé qui n’a pas su faire face aux défis de l’urbanisation. De quoi réfléchir au modèle auquel aspire l’Inde.
Contrairement aux idées reçues, l’urbain est un phénomène ancien en Inde, remontant à 2500 ans avant Jésus-Christ. Il fut continu au fil des siècles, mais il s’amplifia avec la fondation des grands comptoirs européens, créant de véritables mégalopoles : Chennai, Mumbai, Kolkata… Cela posa les bases d’une première géographie urbaine du pays : un développement des littoraux surdimensionné par rapport à l’intérieur. L’indépendance en 1947, avec les nouvelles distributions politiques et économiques, ainsi que les découpages administratifs inédits, enrichit et diversifie le tissu urbain.
UNE POPULATION RURALE ENCORE IMPORTANTE
Selon le dernier recensement officiel, en 2011, 377,10 millions d’Indiens résident en ville, plus de cinq fois la population totale française ! Si la masse impressionne, elle est à relativiser puisque cela ne représente que 30% des Indiens, faisant de l’Union un pays relativement peu urbanisé par rapport aux standards internationaux. En 2011, il y avait 7 933 villes (de plus de 5 000 habitants) et 597 608 villages habités. Les efforts d’industrialisation des différents gouvernements depuis 1947 ont attiré de nombreux villageois dans les métropoles, mais il ne faudrait pas surestimer l’effet des migrations. En effet, les experts considèrent que le principal facteur de l’urbanisation en Inde est l’accroissement naturel. La croissance démographique forte depuis les années 1970 (le taux de fécondité était proche de cinq enfants par femme entre 1975 et 1980, avant de se stabiliser autour de 2,3 entre 2015 et 2020) a fait de l’Union l’État de la planète le plus peuplé après la Chine, avec 1,33 milliard d’individus en 2017. Selon les estimations de l’ONU, elle passera devant la République populaire dès 2050 avec 1,65 milliard. Et la part de la population urbaine, si elle reste donc faible, a été croissante, passant de 17,9% en 1960 à 27,6% en 2000, avec une prévision à 50% en 2030. Cette évolution s’illustre avec le nombre de métropoles de plus d’un million d’habitants : 37 en 2001, 53 en 2011, 70 en 2030. Les taux de croissance sur la période 2001-2011 dans celles dépassant les 3 millions d’âmes sont impressionnants : + 46,8 % à Chennai, 51,7 % à Jaipur, 64,8 % à New Delhi, 81,7 % à Bangalore ! Si le réflexe est de penser que les Indiens sont d’abord attirés par les grandes villes et les opportunités économiques qu’elles offrent, les experts rappellent que les candidats aux migrations sont conscients des problèmes d’infrastructures et de logements, la majorité préférant
s’installer dans des cités moyennes. Aussi, outre l’accroissement naturel, la croissance urbaine s’explique par d’autres facteurs que sont les reclassifications de zones rurales en urbaines et le développement de villages en villes nouvelles. Le tissu des espaces habités indien est plus riche qu’il n’y paraît, même s’il n’est pas si dense qu’en France par exemple.
CITÉS FANTÔMES ET MODÈLES URBAINS EN QUESTION
Les deux tiers de la population urbaine indienne vivent dans 400 villes comptant plus de 100000 habitants. Les défis des autorités locales et nationales sont donc les mêmes, quelle que soit la taille de la ville : logement, adduction en eau potable, assainissement, transports, environnement… C’est dans le cadre de cette réflexion qu’est né le projet de Lavasa, symbole pour beaucoup des erreurs à ne pas commettre, car penser que le développement durable peut résoudre tous les problèmes urbains est une utopie dans une Inde certes en plein boom économique, mais aussi en manque cruel d’infrastructures de première nécessité (1). D’autres « cités fantômes » sont ainsi apparues dans le paysage, comme GIFT City, dans le Gujarat. Avec l’arrêt des travaux, Lavasa, qui devait accueillir 50 000 âmes, n’en a qu’à peine 1 000. Les autorités nationales ont donc pensé à des alternatives, avec, comme élément clé, les nouvelles technologies. Et un objectif : si partir de zéro est difficile, commencer par prendre soin de l’existant. Ainsi, le programme « AMRUT », lancé en juin 2015, est destiné à la revitalisation urbaine (avec un accent particulier sur l’accès à l’eau saine et des espaces verts et piétons) dans 500 villes du pays ; le « Housing for All by 2022 » a l’ambition de raser les bidonvilles pour construire plus de 20 millions de logements sociaux. L’Inde est un magnifique observatoire de l’urbanisation de la planète – rappelons qu’en 2017, 55% des 7,55 milliards d’habitants résident en ville. Le phénomène ne saurait que s’accroître, obligeant les autorités, mais aussi les citoyens de tout pays, riche comme pauvre, à une remise en question de leurs modes de vie.
NOTE
(1) Guillaume Delacroix, « L’Inde et ses villes mirages », in Le Monde, 7 octobre 2018.