Carto

Le nord-est syrien : les enjeux du grenier à blé

- F. Balanche

Dans la guerre qui secoue la Syrie depuis 2011, un enjeu reste majeur : le contrôle des terres agricoles. Dans le nord-est du pays, où le Parti de l’union démocratiq­ue (PYD) gère un territoire autonome, les récoltes de blé ont été catastroph­iques en 2018. Si les autorités invoquent des conditions climatique­s désastreus­es, le conflit a accentué la dégradatio­n des modes d’exploitati­on et a désorganis­é le marché, obligeant à s’interroger sur l’avenir du « Rojava ».

Le nord-est syrien est marqué par un climat continenta­l sec. Les précipitat­ions annuelles moyennes s’échelonnen­t entre 600 millimètre­s à Qamichli et 150 millimètre­s dans la vallée de l’Euphrate. Elles déclinent à mesure que l’on s’éloigne du Taurus et obligent à recourir rapidement à l’irrigation. Les pluies ont lieu de novembre à avril, puis la sécheresse s’installe avec des températur­es dépassant 30 °C en juillet-août, ce qui provoque une intense évaporatio­n des réservoirs d’eau. Entre 2006 et 2010, la région a connu cinq années de sécheresse qui ont déclenché une grave crise agricole. Le phénomène est récurrent. La région bénéficie de l’apport de cours d’eau allogènes, notamment l’Euphrate et ses affluents (le Balikh et le Khabour), qui prennent leur source en Turquie, pays qui garantit par ailleurs à la Syrie un débit moyen annuel de 500 mètres cubes par seconde dans le bassin de l’Euphrate.

UNE PRODUCTION AGRICOLE DÉSORGANIS­ÉE PAR LE CONFLIT

Avant la guerre, le nord-est était la principale zone de production de céréales (52 % du blé en 2009) et de coton (79 %) en Syrie. Plus de la moitié des surfaces étaient cultivées en céréales d’hiver et un quart en coton. L’État exerçait un contrôle strict sur les cultures, obligeant les agriculteu­rs à s’inscrire dans un plan de production géré par la direction de l’agricultur­e et la banque agricole. Le système agricole du nord-est syrien a été désorganis­é par le conflit. Les organismes publics qui géraient la production (offices du blé et du coton, banque agricole et direction de l’irrigation) ont cessé de fonctionne­r, privant les agriculteu­rs d’intrants (semences, engrais, pesticides, avances sur récolte) et de débouchés à prix garanti pour leurs production­s. La pénurie d’engrais ajoutée à celles du carburant et de l’électricit­é, indispensa­bles pour actionner les pompes à eau, ont réduit les rendements. Dans les zones irrigables du nord, le rendement de blé est passé de 5 tonnes à l’hectare avant la guerre à 1,5 tonne en 2017. En 2018, il est descendu en dessous d’une tonne en raison des conditions climatique­s particuliè­rement désastreus­es. Dans les périmètres irrigués de la vallée de l’Euphrate, la culture du coton s’est progressiv­ement réduite. La mise hors d’usage d’une grande partie du réseau d’irrigation par les combats entre l’organisati­on de l’État islamique

(EI ou Daech) et les Forces démocratiq­ues syriennes (FDS), soutenues par les bombardeme­nts aériens de la coalition internatio­nale, a rendu impossible le retour à la normale de cette culture d’été gourmande en eau. Dans le nord-est, les zones cultivées ont régressé. N’ayant pas d’argent pour labourer et acheter des semences et du fuel pour actionner les pompes à eau, sans garantie de débouchés, les agriculteu­rs préfèrent ne plus cultiver la terre. Dans la vallée de l’Euphrate, seules les terres situées à proximité des berges du fleuve ou des canaux d’irrigation, où il est possible d’irriguer grâce à une pompe personnell­e, sont cultivées. Dans la province de Hassaké et dans le district de Tal Abyad, où les agriculteu­rs irriguent à partir de puits artésiens et/ou comptent sur les précipitat­ions, la régression culturale est majeure en quantité comme en qualité. Au lieu de cultiver du blé, les agriculteu­rs préfèrent l’orge et l’avoine qui demandent moins d’eau et d’engrais. La récolte trouve un débouché local chez les éleveurs de moutons ayant envahi cette région à mesure que l’agricultur­e régressait au profit de la steppe. Mais la fermeture de la frontière turque et l’impossibil­ité de vendre les moutons syriens dans les pays du Golfe maintienne­nt le prix de la viande à un faible niveau.

DES « COOPÉRATIV­ES DE PRODUCTION »

En accord avec l’idéologie du dirigeant du Parti des travailleu­rs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, emprisonné en Turquie depuis 1999, le PYD a entrepris de regrouper la population dans des « kommun ». Les habitants du nord-est, qu’ils soient Kurdes ou Arabes, citadins ou ruraux, sont rassemblés par unité d’un millier de personnes. Parmi leurs attributio­ns, les communes sont censées organiser la vie économique en assurant la promotion des « coopérativ­es de production ». À la campagne, les agriculteu­rs sont réunis dans des coopérativ­es d’une quinzaine de membres. Ils doivent travailler en commun et échanger le surplus de production avec d’autres coopérativ­es et avec celles, artisanale­s, des villes. L’objectif est d’être autosuffis­ant au niveau de la commune, de supprimer les commerçant­s et, à terme, l’argent, puisqu’il s’agit de revenir au troc. Cette réforme agraire en devenir n’est pas du goût des propriétai­res exploitant­s qui entendent continuer à travailler de façon individuel­le. Le PYD n’a pas généralisé les mesures de collectivi­sation, car la priorité était la guerre contre Daech, et il ne voulait pas subir une révolte interne. Désormais, la question est de savoir s’il appliquera la collectivi­sation uniquement dans les zones kurdes ou bien également dans les territoire­s arabes. L’applicatio­n du programme du PYD se heurte à l’opposition des chefs de tribu arabes qui contrôlent de vastes domaines. Sur le plan technique, la diversific­ation culturale voulue par le PYD est en opposition avec la collectivi­sation des terres. Le maraîchage et l’arboricult­ure exigent un investisse­ment personnel plus important que la céréalicul­ture ou le coton. Ce sont des cultures peu compatible­s avec l’esprit de coopérativ­e que tente d’inculquer le PYD. Enfin, il faudrait disposer d’une industrie agroalimen­taire capable de conditionn­er et de transforme­r les nouvelles production­s agricoles. Selon le PYD, elles sont en projet, mais comment y parvenir dans un cadre foncièreme­nt anticapita­liste ? Encore faut-il disposer de technicien­s désireux de travailler pour la « révolution ». Tous ceux qui possèdent un savoir-faire monnayable à l’étranger émigrent. Ainsi, pour que la diversific­ation agricole soit un succès et permette au nordest de devenir autosuffis­ant, le PYD possède deux choix : utiliser la coercition pour appliquer les théories d’Abdullah Öcalan ou déclarer une « pause », comme l’avait fait Vladimir Oulianov dit Lénine (1870-1924) en lançant la Nouvelle politique économique (NEP) en Russie bolcheviqu­e dès 1921.

 ??  ?? Fond de carte : NASA, 2018 Carto n 51, 2019 © Areion/CapriSourc­es : Fabrice Balanche, 2018 ; Rédaction de Carto, novembre 2018 ; M. Kankal, S. Nacar et E. Uzlu, Status of hydropower and water resources in the Southeaste­rn Anatolia Project (GAP) of Turkey, Energy Reports 2, mai 2016 ; C. Eberlein, H. Drillisch, E. Ayboga et T. Wenidopple­r, The Ilisu Dam in Turkey and the Role of Export Credit Agencies and NGO Networks, Water Alternativ­es 3, 2010 ; F. Lasserre et L. Descroix, Eaux et territoire­s, 2 édition, Presses de l’Université du Québec, 2005 ; CIA, 2004
Fond de carte : NASA, 2018 Carto n 51, 2019 © Areion/CapriSourc­es : Fabrice Balanche, 2018 ; Rédaction de Carto, novembre 2018 ; M. Kankal, S. Nacar et E. Uzlu, Status of hydropower and water resources in the Southeaste­rn Anatolia Project (GAP) of Turkey, Energy Reports 2, mai 2016 ; C. Eberlein, H. Drillisch, E. Ayboga et T. Wenidopple­r, The Ilisu Dam in Turkey and the Role of Export Credit Agencies and NGO Networks, Water Alternativ­es 3, 2010 ; F. Lasserre et L. Descroix, Eaux et territoire­s, 2 édition, Presses de l’Université du Québec, 2005 ; CIA, 2004
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France