Japon : détournement d’un outil scientifique en un objet d’art
Entre 2015 et 2016, SofiA Beneteau, artiste plasticienne française, s’est rendue plusieurs fois au Japon. Sa démarche consiste à détourner l’utilisation des plans de ville et de quartier pour développer des réflexions sur les relations entre la structure et la nature dans l’espace urbain.
Au Japon, la carte traduit une relation à la spatialité particulière. Lorsque l’on se promène dans les rues, on remarque en effet de nombreux plans affichés, dont certains sont parfois réalisés par les habitants eux-mêmes. Ils ont notamment pour vocation d’orienter la population en cas de catastrophe naturelle, indiquant les endroits où se réfugier selon le danger (cf. photos 1 et 2). Ainsi, les Japonais font face à de continuels rappels de la puissance détenue par la nature, fascinés à la fois par sa beauté et sa violence. En général, ces plans sont orientés de manière à refléter l’environnement avoisinant depuis la position de l’observateur dans l’espace urbain. Pour nous, Européens, cette pratique peut être déroutante, tant l’habitude veut que les plans soient orientés avec, par convention, le nord dans la partie supérieure de la carte. Cela met en parallèle une vision « relative » japonaise face à une vision « absolue » européenne. Dans la culture japonaise, cela reflète le principe de préséance de l’« ici et maintenant », facilitant la lecture et la représentation dans l’espace.
UNE CONCEPTION UNIQUE DE L’ADRESSE
Au Japon, l’orientation dans la ville est délicate. Il n’existe pratiquement pas de noms de rues. La majorité des adresses sont notées ainsi : d’abord, la préfecture, puis le code postal, la ville, l’arrondissement, le quartier et, enfin, le numéro de bloc. Pour se déplacer et s’orienter, il est plus utile de se référer aux plans disposés au début des rues ou d’interroger les habitants du quartier. On trouve également de nombreuses cartes sur les dépliants des commerçants. Elles indiquent la localisation à partir d’informations faciles à identifier, comme les commerces alentour ou les bâtiments importants. Cette situation évolue avec l’arrivée des téléphones intelligents et la géolocalisation, qui permet de se déplacer avec plus d’aisance. En Occident, à partir des années 1960, les situationnistes ont théorisé une forme d’errance dans la ville, « la dérive situationniste », qui consiste simplement à marcher à l’intérieur d’une cité. Cette pérégrination se fonde sur des moments d’expérimentation, tel le fait de faire des pauses en rencontrant des personnes que l’on ne connaît pas. De là est née la psychogéographie, qui étudie les effets des espaces construits sur l’âme et les esprits en réalisant des relevés cartographiques avec le détournement de cartes préexistantes.
En s’inspirant de ce courant et de ses méthodes, il est tentant d’établir un protocole artistique que j’ai mis en place lors de séjours japonais : se perdre quotidiennement dans la ville, en marchant au hasard des rues, en se laissant porter par l’effet subjectif des lieux. L’utilisation de représentations cartographiques comme outil a permis d’exploiter ces déplacements en interrogeant les passants avec une question simple et récurrente : « Pourriez-vous me dessiner un plan pour me rendre à la gare ? ». Chaque personne interrogée a alors transcrit sa vision du tissu urbain avoisinant et de l’itinéraire souhaité, en gardant toujours une touche culturelle de la carte en tant qu’objet de représentation de l’espace. Les marches dans l’espace urbain ont ainsi été un moyen d’observer la vie ordinaire, et d’y prendre part. C’est là, aussi, une forme de cartographie du quotidien, des échanges et des émotions qu’elle provoque.
DU MILIEU URBAIN COLLECTIF À L’OEUVRE D’ART
La carte fait partie des plus fécondes clés d’introduction à la culture japonaise, et les déclinaisons sont nombreuses. Les sources cartographiques rassemblent une abondante quantité de données servant de matière première à l’artiste. La photographie des plans dans l’espace urbain a également été une manière de récolter des images où se rencontrent la représentation par schéma et la nature. Cette dernière éclipse la vision, tout en se replaçant au premier plan. À partir de cela, je réalise des dessins s’inspirant des plans japonais, d’images de la nature et d’un cheminement aléatoire (cf. photo 4). Je sélectionne les lignes et formes à tracer engendrant une reproduction abstraite de ces plans. Une telle modification des cartes, qui occulte une partie des informations, met en avant l’aspect artistique de cet outil scientifique. Je fonde ma démarche sur ce qui structure l’environnement en transposant le concept de la carte, qui est la représentation du territoire, en une proposition graphique dans laquelle les matières naturelles et urbaines se confondent.