Les mers dans la vie et les oeuvres de Jules Verne
De Jules Verne (1828-1905), nous avons souvent l’image d’un bourgeois barbu du XIXe. On le pense casanier, rêvant dans son bureau aux voyages extraordinaires que ses héros effectueraient pour lui. Or il n’en est rien. S’il a beaucoup écrit sur la mer, il est aussi marin, puisant dans ses pérégrinations une matière à imaginer mais aussi à anticiper. Car un grand nombre de ces voyages se sont matérialisés de nos jours ou sont en voie de l’être.
n connaît bien entendu Vingt mille lieues sous les mers (1869-1870) et les fameuses mines sous-marines auxquelles fait référence le capitaine Nemo ; mines qui, avec les permis déposés par diverses nations dans le monde pour exploiter les nodules polymétalliques et autres amas sulfurés, prennent de nos jours des teintes d’« eldorado ». Mais il est bien d’autres de ses romans qui donnent le vertige tant l’anticipation s’est révélée juste. Le moins surprenant de ce point de vue est peut-être Une ville flottante (1871) (cf. carte 1), qui prend sa source dans la traversée de l’Atlantique qu’effectue Jules Verne à bord du Great-Eastern en 1867. Arrimé à une trame amoureuse mettant en scène le capitaine Fabian Mac Elwin et Ellen Hodges, le roman montre une facette de Jules Verne parfois sous-estimée ou méconnue : la méfiance, l’inquiétude même face à l’usage que peuvent faire les hommes des techniques, technologies apportées par le progrès et la révolution industrielle.
Si le natif de Nantes est en effet époustouflé par le navire, sa machinerie, les 4 000 passagers qu’il est en mesure de transporter, le marin s’inquiète de l’attitude du capitaine, obsédé par la vitesse, la volonté de battre des records de traversée. Le romancier saura s’en inspirer en campant un capitaine Anderson grisé par la vitesse, ne renonçant à sa course folle qu’à la suite d’une voie d’eau… Ce roman annonce d’une certaine manière la catastrophe du Titanic (avril 1912) et, plus proche de nous, celle du Costa Concordia (janvier 2012).
UNE LITTÉRATURE VISIONNAIRE
Jules Verne sait se montrer plus futuriste encore en imaginant… de véritables villes flottantes. C’est tout le propos de L’île à hélice (1895), roman contant les
pérégrinations de Standard-Island, île artificielle mobile de 27 kilomètres carrés abritant deux ports, une campagne bucolique et surtout une ville, Milliard-City, havre de paix pour milliardaires. Le propos s’attache ici à l’incapacité de cette petite communauté humaine de s’entendre, ne serait-ce que sur la direction que doit prendre l’île, ce qui aboutit à sa désagrégation et à sa disparition aux confins du Pacifique. Or c’est dans ce même océan que d’autres îles flottantes ont failli voir le jour, celles portées par The Seasteading Institute. Fondée en 2008 par Patri Friedman, petit-fils de l’économiste libéral et prix Nobel d’économie en 1976 Milton Friedman (1912-2006), cette structure est née de la volonté de créer un territoire libertarien à base d’îles artificielles. Composées de platesformes modulaires truffées de technologies, ces îles flottantes sont destinées à accueillir habitants, entreprises comme centres de recherche avec pour objectif ultime la création d’un véritable État. Depuis 2008, le projet a cependant bien évolué, ses promoteurs se repliant dès 2012 sur un concept de paquebots aménagés, avant de prendre la vague du réchauffement climatique et de la montée des eaux pour promouvoir des nations flottantes, moyen d’héberger les réfugiés climatiques. Reste que derrière le discours, les réalisations peinent à émerger, comme souvent avec ce type de projets pharaoniques. C’est là aussi un point qu’avait souligné Jules Verne dans L’invasion de la mer (1905), son ultime roman. Il s’agit en quelque sorte de la suite d’une aventure authentique, celle de François Élie Roudaire (1836-1885) qui, dans les années 1880, s’imagine
amener la mer au Sahara avec un canal qui, partant du golfe de Gabès (Tunisie), y convoierait les eaux de la Méditerranée (cf. carte 2). Formalisant son projet dans la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1874, il propose, dans un article intitulé « Une mer intérieure en Algérie », de faire renaître la mer par la grâce d’un canal de 240 kilomètres de long. L’enjeu n’est pas que balnéaire : il espère en effet que cette étendue d’eau sera en mesure, grâce à l’évaporation, de créer un climat humide favorable à la végétation, de modifier en somme suffisamment le climat local pour faire de la région un « grenier à blé ». Ferdinand de Lesseps (18051894), qui vient de triompher à Suez, adopte l’idée, poussant le gouvernement français à réunir prudemment une Commission supérieure pour l’examen du projet de mer intérieure dans le sud de l’Algérie et de la Tunisie ; elle rend un avis défavorable en 1882. La mort de François Élie Roudaire trois ans plus tard met un terme à l’aventure. Jules Verne s’appuie sur cette base pour lui donner en quelque sorte une suite. L’ingénieur de Schaller est ainsi chargé par une « société française de la mer Saharienne » de relancer le projet d’irrigation du Sahara. Après diverses péripéties – dont l’enlèvement de l’ingénieur par les Touaregs –, la mer intérieure verra bien le jour, mais sans que la science ou la technique y soient pour quelque chose ; c’est la nature elle-même qui s’en chargera, grâce à un tremblement de terre.
EXCÈS HUMAINS ET RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE
Si l’idée d’une mer intérieure a été abandonnée, notre époque fourmille toujours de projets un
Les premiers romans de Jules Verne montrent sa confiance dans le progrès, ses apports, avant qu’une inquiétude ne surgisse peu à peu, inquiétude qui se mue en un véritable pessimisme visà-vis de l’utilisation que peut en faire l’humanité.
peu démesurés à l’image de la floraison d’îles artificielles dans le golfe Persique. Dubaï a ainsi vu s’épanouir Palm Islands, archipels artificiels en forme de palmier destinés à accueillir de luxueuses propriétés privées et complexes touristiques, et a rêvé de The World, archipel tout aussi artificiel en forme de mappemonde qui devait permettre à quelques privilégiés d’acquérir l’île symbolisant le pays de leur choix. Ces rêveries nécessitent du sable, toujours plus, au point de fragiliser le littoral et d’aboutir, en Indonésie, à la disparition de certains îlots. Cette submersion n’est cependant pas uniquement due à l’excès de pompage des granulats marins ; un autre phénomène joue son rôle : la montée des eaux, phénomène auquel notre écrivain avait là aussi rêvé. Dans Sans dessus dessous (1889), elle n’est pas envisagée sous l’angle du réchauffement climatique, mais l’homme y a tout autant sa part. Nous retrouvons en effet certains des héros de De la Terre à la Lune (1865), nos vénérables artilleurs du Gun Club de Baltimore, qui se mettent en tête de redresser l’axe de rotation de la Terre au moyen d’un colossal coup de canon. L’idée sous-jacente est loin d’être philanthropique : ayant acheté les richesses sous-marines de l’Arctique à bas prix puisque inexploitables, ils souhaitent démultiplier leur mise en faisant fondre la glace grâce à un déplacement du pôle de 23°28’ qu’ils obtiendront grâce au recul de leur canon. Parmi les dommages collatéraux, il y a une chute et une élévation du niveau des eaux… pouvant atteindre 8 715 mètres (cf. carte 3 p. 70). L’Atlantique nord et la Méditerranée seraient
ainsi totalement asséchés, l’archipel des Açores (Portugal) et celui des Bermudes percheraient à l’altitude de l’Himalaya ; le sud de l’Afrique et de l’Amérique latine ainsi que tout l’ExtrêmeOrient de la Sibérie russe à Java (Indonésie) seraient de leur côté engloutis sous les eaux, tandis que l’Australie et ses parages s’élèveraient de plusieurs milliers de mètres… Si la catastrophe ne se produit pas, c’est du fait d’une grossière erreur de calcul, un oubli de trois zéros qui donne une circonférence de la sphère terrestre de 40 000 mètres au lieu de 40 000 kilomètres… Erreur fatale au coup de canon.
UN MIROIR DES SOCIÉTÉS CONTEMPORAINES
La montée des eaux et la fonte des glaces n’ont plus besoin d’aide, le réchauffement climatique suffit. L’Arctique est la zone du globe la plus concernée avec des températures de 6 °C audessus de celles précédant l’ère industrielle. La glace y fond de 3 à 4 mètres par an depuis 2004 avec pour effet un accès plus large aux ressources en hydrocarbures. Les projets et exploitations de l’or noir ou bleu se multiplient dans la zone avec pour conséquence un ancrage dans l’économie du pétrole, grande émettrice de gaz à effet de serre et, par là même, contribuant directement au réchauffement climatique et à l’une de ses conséquences : la montée des eaux. Depuis une vingtaine d’années, du fait de la dilatation thermique, les eaux et océans montent en moyenne de 3,2 millimètres par an. Le phénomène n’est pas uniforme, certaines zones étant plus affectées que d’autres, mais si l’on y ajoute des épisodes climatiques extrêmes à l’image de la tempête Xynthia qui a frappé les côtes vendéennes en février 2010, rien d’étonnant à ce que le trait de côte subisse un recul continu. Les falaises du pays de Caux (Normandie) reculent de 20 centimètres par an… Cet impact des activités humaines sur l’océan avait ainsi été anticipé par Jules Verne, même si ce n’est pas l’aspect le plus connu de son oeuvre. Il mérite d’être redécouvert tant il nous présente un miroir. Ses premiers romans montrent sa confiance dans le progrès, ses apports, avant qu’une inquiétude ne surgisse peu à peu, inquiétude qui se mue en un véritable pessimisme vis-à-vis de l’utilisation que peut en faire l’humanité. À nous de le détromper pour que la mer demeure celle qu’il a toujours aimée : un cadre hors norme pour flâner, rêvasser, imaginer, écrire.