Carto

Un nonagénair­e casanier

- C. Grataloup

La vie de Tintin s’inscrit dans un planisphèr­e des plus classiques, bien centré sur l’Europe occidental­e avec l’exotisme croissant vers les quatre coins du monde. Le pivot ne peut être que Bruxelles, où commencent bien des aventures et où Milou et son maître retournent toujours à la fin de chaque épisode ou peu après. Tout l’inverse de l’errance perpétuell­e de Corto Maltese (1). La première adresse du reporter (26, rue du Labrador) est bruxellois­e selon plusieurs indices (uniformes des policiers, plaques d’immatricul­ation…) et sa physionomi­e ressemble fort à celle d’une rue du centre de la capitale belge, dite « de Terre-Neuve », ce qui suppose un léger glissement géographiq­ue comme les affectionn­e Hergé (1907-1983). Si Moulinsart apparaît dans Le Secret de La Licorne (1943), ce n’est qu’à partir de L’Affaire Tournesol (1956) que Tintin habite au château. Celui-ci n’est pas précisémen­t situé, mais il ne peut être que dans le Centre-Val de Loire, la région de son modèle architectu­ral puisque Hergé s’est inspiré d’une brochure touristiqu­e du château de Cheverny (où est néanmoins « reconstitu­ée » la chambre de Tintin). Il est plus plausible de situer l’ancienne demeure accordée au chevalier de Hadoque par Louis XIV dans le Brabant, où un hameau de la commune de Braine-l’Alleud, lieu de résidence d’amis de Hergé, se nomme Sart-Moulin. La structure narrative est presque toujours fondée sur un aller-retour à partir de cette base pour courir le monde. L’aventure n’est pas forcément éloignée : en Écosse (L’Île noire, 1938), un tout petit peu en France (à la fin de la version finale de l’album Les 7 boules de cristal, 1948), en Europe balkanique (Bordurie et Syldavie : Le Sceptre d’Ottokar, 1939, et L’Affaire Tournesol ; Objectif Lune et On a marché sur la Lune, 1953) ; mais le plus souvent en outre-mer : au Congo (1931), aux États-Unis (1932), en Amérique latine (Pérou dans Le Temple du Soleil, 1949 ; San Theodoros dans L’Oreille cassée, 1937, et Tintin et les Picaros, 1976), aux Antilles probableme­nt (Le Trésor de Rackham le Rouge, 1944), au Maroc (Le Crabe aux pinces d’or, 1943), dans la péninsule Arabique (le Khemed dans Tintin au pays de l’or noir, 1950, et Coke en stock, 1958), en Égypte et en Inde (Les Cigares du pharaon, 1934), en Chine (Le Lotus bleu, 1935), au Tibet (1960), jusqu’en Australie, mais de fait surtout en Indonésie (Vol 714 pour Sydney, 1968)… sans oublier la Russie soviétique (1930) et le nord du Groenland (L’Étoile mystérieus­e, 1942). La carte n’a aucun blanc d’échelle continenta­le. Seul le Pacifique n’a pas attiré Tintin, mais il est vrai qu’il disparaît presque des planisphèr­es classiques, centrés sur l’Europe depuis la cartograph­ie flamande de la fin du XVIe siècle. Si l’expression de « globe-trotter », apparue en 1898 au moment de l’apogée colonial européen, correspond particuliè­rement bien au reporter du Petit XXe, ce n’est néanmoins sans doute pas un hasard si le volume souvent considéré comme le chef-d’oeuvre du corpus tintinesqu­e narre une aventure qui se déroule entièremen­t à la maison : Les Bijoux de la Castafiore (1963) ne sortent guère du château et de son parc.

NOTE

(1) Christian Grataloup, « Où habite Corto Maltese ? », in Carto no 48, juillet-août 2018, p. 75.

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OÙ EST LE 26, RUE DU LABRADOR ? Réalisée par des Britanniqu­es et publiée en 1844, cette carte de Bruxelles montre la ville telle qu’elle était en 1837.

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