Séries télévisées turques : une évolution politique et religieuse
Au deuxième rang après les États-Unis des ventes mondiales de séries télévisées, la Turquie mise sur ses feuilletons pour accroître son soft power. Diffusés au-delà du cercle d’influence traditionnel d’Ankara, ils ont connu un succès croissant ces dix dernières années. Conscient que la présence du pays sur les écrans participe à sa place sur la scène internationale, le régime du président Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014) cherche à en réguler les contenus.
En quelques années, la Turquie est devenue l’un des leaders mondiaux de l’industrie télévisuelle. Alors que la valeur des exportations des séries télévisées turques s’élevait à 10 millions de dollars en 2008, le secteur a atteint plus de 350 millions en 2018 et le gouvernement espère 1 milliard d’exportations d’ici à 2023. Avec leur format spécifique de 90 minutes pour des saisons d’une trentaine d’épisodes, les séries turques offrent l’avantage de proposer deux à quatre fois plus de temps de contenu que les séries américaines ou européennes. Les romances, proches des telenovelas sud-américaines, ont connu un large succès international depuis la diffusion de Gümüs, drame romantique en 100 épisodes ayant réuni jusqu’à 85 millions de téléspectateurs à travers le monde. Le succès de ces feuilletons a d’abord commencé au Moyen-Orient, puis s’est déplacé vers les Balkans et les pays d’Europe de l’Est, des territoires où la Turquie a gagné une influence diplomatique et culturelle croissante. Après la sortie de Gümüs aux Émirats arabes unis, une augmentation de plus de 30 % des touristes émiratis visitant la Turquie a été observée. En 2011, la série historique Le Siècle magnifique a été visionnée par plus de 500 millions de personnes à travers la planète et a permis aux séries turques d’accéder au marché latinoaméricain et
à l’Asie.
DES FEUILLETONS FÉDÉRATEURS
La réussite politique, économique et sociale qu’a connue la Turquie durant les années 2000 a été au coeur du contenu des séries télévisées nationales lorsque ces dernières ont progressivement gagné en popularité, non seulement dans le voisinage immédiat du pays, puis bien au-delà des frontières étatiques. Les feuilletons à succès associaient alors références aux traditions culturelles et mise en avant de la réussite du modèle économique turc. Si ces séries évoquaient les enjeux liés à la vie de famille et aux romances dans un contexte musulman conservateur traditionnel, elles ont atteint un large public grâce à leur capacité à associer les spécificités culturelles et historiques turques à la modernité. Ces feuilletons valorisaient ainsi les scènes de la vie courante et les coutumes séculaires tout en multipliant les images d’une certaine réussite sociale (voitures coûteuses, vêtements de marque, résidences luxueuses, etc.). À cela s’ajoutait la variété des représentations des femmes musulmanes : voilées ou non, peu ou très pratiquantes, citadines ou rurales, elles s’affichaient comme les incarnations d’une société islamique contemporaine. Ces références communes ont participé au succès des séries turques dans des pays musulmans aux traditions diverses. Les pics d’audience étaient réalisés lors du mois du ramadan, moment clé dans le calendrier des chaînes télévisées. Au lendemain des élections législatives de 2011 et du virage autoritaire pris par la
Turquie, son paysage sériel s’est transformé. Les médias ont connu une plus forte mainmise de l’État sur leurs contenus. Les débats politiques, les tables rondes ou les programmes de discussion ont progressivement laissé la place à des séries historiques ressuscitant les heures de gloire de l’Empire ottoman (1299-1923) et du leadership turc et sunnite sur la région. Les institutions gouvernementales chargées de la surveillance de l’audiovisuel se sont autoproclamées garantes de la cohérence entre le contenu des séries et les valeurs portées par les autorités. Le coup d’État manqué de juillet 2016 a renforcé ce contrôle et l’importance des discours nationalistes. Ces dernières années, les références occidentales se sont raréfiées et le rôle des héroïnes de télévision s’est transformé pour mieux correspondre à un idéal conservateur. Alors que la Turquie a longtemps misé sur un soft power fondé sur l’image du « modèle turc » capable de concilier islam, démocratie, capitalisme et modernité, le pays se positionne désormais sur la promotion d’un autre modèle, alternatif à l’Occident, capable de s’adresser de manière privilégiée au monde arabo-musulman.
LA CONCURRENCE DU GOLFE
Le soft power turc est toutefois concurrencé au sein du marché audiovisuel à destination des pays arabes. Par exemple, l’Égypte, le Qatar et l’Arabie saoudite sont des producteurs de fictions, ces deux derniers disposant de moyens financiers et de diffusion supérieurs. En mars 2018, le groupe saoudien panarabe MBC, le plus grand diffuseur de contenu audiovisuel au Moyen-Orient et en Afrique du Nord avec ses 400 millions de téléspectateurs, a retiré les six séries turques présentes sur ses antennes. La diffusion de leurs propres contenus, notamment durant la période du ramadan, est un moyen pour le Qatar et l’Arabie saoudite d’affirmer leur leadership et de valoriser leur vision morale, religieuse et sociale auprès des populations du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.