Où est la Gaule cisalpine ?
La carte considérée comme la première « de France » fut réalisée en 1525 par Oronce Fine (1494-1555), professeur de mathématiques au Collège de France, également auteur d’une célèbre mappemonde cordiforme. Le tracé du territoire national semble encore approximatif, mais ce sont les limites terrestres qui surprennent aujourd’hui. La « France » s’étend jusqu’aux rives de l’Adriatique. Toute la plaine du Pô et sa bordure méridionale y sont représentées de la même façon que l’espace entre les Pyrénées et le Rhin. Rien d’étonnant, même si cette carte, considérée initialement comme nationale, connut de nombreuses rééditions (1538, ici montrée ; 1545 et 1553) et servit de modèle à beaucoup d’autres cartes « de France » : il s’agissait en fait de la Novia totius Galliae descriptio (Nouvelle représentation de l’ensemble de la Gaule), encore marquée par l’héritage de Ptolémée (100-168). L’ambiguïté Gaule/ France se poursuivit dans les siècles suivants. Les premières cartes scolaires du pays furent réalisées pour les collèges jésuites et oratoriens afin de suivre les trajets racontés dans La guerre des Gaules de Jules César (10044 av. J.-C.), instaurant ainsi une pratique bien française (et rare ailleurs) : le couple histoire-géographie. Or, si César fut bien l’inventeur de la « frontière » du Rhin, il ne fut en rien responsable de cette annexion de la Plaine padane par la Gaule. L’Italie de la géographie romaine ne comprenait que la péninsule stricto sensu. Un petit fleuve côtier d’Émilie-Romagne, le Rubicon, en bornait la limite septentrionale, cours d’eau que la République romaine interdisait à ses généraux de traverser avec leurs armées. Ce fut justement en le franchissant avec ses légions, le 11 janvier 49 avant notre ère, que Jules César déclencha la guerre civile à l’origine de l’établissement de l’empire. Suétone (70-122) lui prêta à cette occasion la formule « Alea jacta est » (« Le sort est jeté »). Quelle était donc, pour les Romains, cette région s’étendant des Alpes à leur Italie restreinte ? La Gaule citérieure ou cisalpine, puisqu’elle était largement peuplée de Celtes. Des groupes de langues celtiques s’étaient diffusés depuis la vallée du Danube vers l’ouest et le sud depuis le milieu du deuxième millénaire avant notre ère, non seulement dans la future Gaule, mais aussi en Ibérie et dans les îles Britanniques. Aux IVe et IIIe siècles avant notre ère, une nouvelle poussée migratoire se produisit vers le sud-est, l’Illyrie puis la Grèce et même l’Anatolie. L’épisode le plus fameux de ces « invasions » fut la victoire gauloise sur la jeune République romaine en - 387 lors la bataille de l’Allia (du nom d’un affluent du Tibre) remportée par le chef des Sénons, Brennus, et du tribut versé par Rome, humiliation ponctuée de la célèbre formule « Vae victis » (« Malheur aux vaincus »). Une partie des Gaulois s’établirent dans la plaine du Pô : les Lingons, les Boïens, les Cénomans ; les Sénons s’installèrent dans les Marches. Ils retrouvèrent des peuples celtes plus anciennement présents comme les Insubres. Bousculant les peuples déjà présents, Italiques (de langues indo-européennes) ou Étrusques, ils se métissèrent souvent. Ainsi, le groupe le plus à l’ouest, les Taurins (dont l’ethnonyme serait à l’origine de Turin), procéderait du mélange de Ligures et de Celtes. Mais la dominante gauloise au IIIe siècle conditionna la toponymie romaine. Vue de Rome, la région fut donc littéralement « cisalpine » ou « citérieure », du côté romain des Alpes. Inversement, dix-neuf siècles plus tard, vue de France, elle serait plutôt « transalpine » ou, pour reprendre le vocabulaire utilisé dans la querelle française sur le degré d’autonomie de l’Église de France vis-à-vis de la papauté, « ultramontaine » (qualificatif de l’attitude propontificale opposée au gallicanisme). L’honneur gaulois reste sauf, car les Romains eurent le plus grand mal à conquérir cette Gaule trop proche et presque irréductible qui résista jusqu’en - 191.