Quel retour de la Russie en Afrique ?
Le message mis en avant lors du sommet Russie-Afrique des 23 et 24 octobre 2019 est clair : la fédération est de retour sur le continent. Un message à prendre avec précaution, car cette image du retour repose sur des dynamiques différentes : l’héritage soviétique, la mobilisation de groupes militaro-industriels de l’ère Vladimir Poutine et un processus de réorganisation d’une économie russe mondialisée mais touchée par les sanctions internationales.
ntre 1945 et 1990, plus de 400 000 étudiants africains ont été formés dans le bloc de l’Est, principalement en URSS, rappelant la relation profonde nouée entre Moscou et une partie du continent africain (1). C’est à celle-ci que le président Vladimir Poutine (depuis 2012) fait référence quand il parle d’un « retour » de la Russie en Afrique. En 1991, alors que l’URSS se disloque, le continent n’est plus une priorité : des ambassades ferment, les conseillers quittent les chancelleries africaines. La Russie des années 1990 se tourne vers elle-même, sous le coup de la thérapie de choc et de la réorganisation des relations avec ses anciens satellites.
VENTE D’ARMES
Il faut attendre les années 2000 pour assister à une timide relance. Les échanges économiques bilatéraux demeurent modestes, à part pour l’industrie de l’armement. Un nouveau discours de politique étrangère, inchangé depuis, est élaboré autour de notions principales : la proximité historique datant de l’URSS, l’absence d’empire colonial russe et une coopération basée sur le pragmatisme et le non-interventionnisme politique sont mises en avant afin de formuler une alternative à l’influence occidentale et celle, grandissante, de la Chine. Quelles formes concrètes ce retour prend-il ? Plutôt qu’un mouvement uniforme et brutal, il se concentre dans quelques relations bilatérales, parmi lesquelles on peut distinguer deux types. D’un côté, certaines relations n’ont jamais vraiment cessé après la chute du mur. L’Angola a toujours maintenu des liens solides avec Moscou. Au Soudan, les relations historiques ont été secouées par la révolution de 2019, mais des conseillers russes sont engagés auprès du gouvernement militaire de transition. De l’autre côté, de nouvelles relations ont été tissées au cours des dernières années, principalement dans les secteurs de l’armement et de l’énergie. Le cas de la Centrafrique a défrayé la chronique. Les liens entre les deux pays prennent un essor en octobre 2017, un an après le retrait des troupes françaises de l’opération « Sangaris » (2013-2016). Ce rapprochement, amorcé par le président Faustin-Archange Touadéra (depuis 2016), s’intensifie. La Russie envoie des conseillers militaires et civils et obtient une exemption pour l’embargo international sur la vente d’armes (dont la France bénéficie également). Un proche de Vladimir Poutine, Evgueni Prigozhin, joue un rôle clé. Sa société militaire privée, Wagner, déploie des troupes dans le pays, comme elle le fait en Ukraine, en Syrie et en Libye. À travers la compagnie Lobaye Invest, Evgueni Prigozhin investit le commerce du diamant, adoubé par Bangui et, dans certains cas, en collaboration avec des seigneurs de la guerre locaux, en violation du processus de Kimberley sur les « diamants de sang ». Signe de la taille des enjeux, trois journalistes russes enquêtant sur le sujet ont été assassinés en octobre 2018.
UNE CONCURRENCE RUDE
Au coeur de ces relations, le renforcement du commerce bilatéral au bénéfice de la Russie. L’Afrique dispose de ressources clés et est à la recherche de nouveaux partenaires, alors que les entreprises russes ont un besoin vif de débouchés pour faire face aux sanctions occidentales. Mais sur ce terrain, encore plus que sur les autres, la Russie est un nain en Afrique.
Le commerce bilatéral stagne, loin derrière celui de la Chine, de la France, des États-Unis ou de la Turquie, même si Moscou reste le principal fournisseur d’armes aux pays subsahariens (28% des parts de marché entre 2014 et 2018, devant la Chine avec 24 %). La relance du soft power russe en est encore à ses balbutiements. Les liens universitaires demeurent l’un des aspects les plus aboutis de cette stratégie. À Madagascar, l’ingérence russe dans le domaine électoral aurait été facilitée par la présence historique d’une élite russophone dans les sphères du pouvoir. Mais, à l’échelle continentale, cette élite est vieillissante et marginalisée dans les appareils d’État. Il faudrait former une nouvelle génération, mais avec quelque 20 000 étudiants d’Afrique subsaharienne, l’enseignement supérieur russe ne fait pas le poids face aux anciennes puissances coloniales, la France et le Royaume-Uni, ou face aux nouvelles venues que sont la Chine et la Turquie, armées de programmes de bourses richement dotés. Le retour russe cache une intervention de la Russie qui va croissant et qui s’inscrit dans un redéploiement militaro-industriel donnant la part belle à des acteurs clés du secteur privé russe. Mais, au-delà de la rhétorique, on observe surtout une tentative, encore peu aboutie, de transformer des initiatives éparses et peu coordonnées en un rôle de leadership régional sur le continent africain. (1) Monique de Saint Martin, Grazzia Scarfo Ghellab et Kamal Mellakh (dir.), Étudier à l’Est : Expériences de diplômés africains, Karthala-FMSH, 2015