L’ingérence iranienne : jusqu’où va Téhéran ?
Si l’assassinat à Bagdad, le 3 janvier 2020, du général iranien Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods du corps des Gardiens de la révolution (pasdaran), a suscité une vague d’émotion au-delà de l’Iran, il a aussi été concomitant aux manifestations dénonçant les ingérences de Téhéran en Irak. Une question légitime se pose alors : quelle est la réelle influence de la République islamique au Proche-Orient ? Le supposé « arc chiite » est-il concret ?
Perçu comme une menace par les riverains du golfe Persique et Israël, l’Iran est l’unique État chiite au monde depuis le XVIe siècle. Par la force des choses et depuis son instauration en 1979, la République islamique se présente comme le défenseur de cette branche minoritaire de l’islam (entre 10 et 15 % des croyants) et persécutée par la majorité sunnite. La puissance de ses réseaux religieux, de ses centres de théologie, des moyens financiers et militaires alloués à une pléiade de forces chiites opère une influence incontestable – mais difficilement quantifiable – sur ses coreligionnaires au Proche-Orient et en Asie centrale.
UN BLOC THÉOLOGIQUE DIVISÉ
Les chiites représentent environ 63 % de la population irakienne, 73% de celle de Bahreïn, 47% des Libanais, près de 20% des Afghans, entre 15 et 25 % des Saoudiens, 34 % des Koweïtiens, mais aussi 15 % des Pakistanais. Souffrant d’un voisinage hostile, l’Iran a réussi, au début de la décennie 2000, à étendre son influence en Irak à la faveur de la chute du régime de Saddam Hussein (1979-2003), tout en resserrant ses relations stratégiques avec la Syrie consolidées durant la guerre Iran-Irak (1980-1988), le Hezbollah libanais, mais également des mouvements chiites en Afghanistan et à Bahreïn, sans oublier les Houthis au Yémen. Toutefois, si l’Iran est en mesure de peser sur les équilibres intérieurs libanais et irakien, l’idée reçue d’une « internationale chiite » soudée autour du guide de la révolution et des pasdaran ne correspond pas à la réalité. Certes, l’influence iranienne en Irak est significative à tous les échelons, mais les communautés chiites du pays sont loin de faire bloc derrière l’Iran. Plus haute autorité religieuse irakienne, l’ayatollah Ali al-Sistani, de nationalité iranienne, n’adhère pas au velayat-e faqih, le gouvernement du docte instauré par l’imam Rouhollah Khomeyni (1902-1989). Ce terme de droit musulman confère au clergé chiite la primauté sur le pouvoir temporel. Y adhérer introduit un changement majeur en considérant Ali Khamenei, guide suprême depuis 1989, comme le marja-e taqlid (source d’inspiration). Une logique de rivalité s’est alors mise en place avec Ali alSistani. De son côté, le populaire Moqtada al-Sadr se fait le thuriféraire de l’« irakité »,
en dépit de sa relation ambivalente vis-à-vis de Téhéran et de Riyad. Le Hezbollah libanais, fondé en 1982, adhère au velayat-e faqih, mais cela peut masquer des désaccords sur le plan politique ou au niveau de la stratégie déployée. Son bras armé est une véritable force militaire avec plusieurs dizaines de milliers de combattants aguerris et 130000 missiles et roquettes qui combat aussi bien contre l’ennemi israélien qu’en Syrie contre les milices sunnites. Dès lors, plutôt que de parler de croissant chiite, certains emploient l’expression « archipel » : la stratégie d’influence de l’Iran à l’échelle régionale prime sur le facteur religieux.
DES MILICES CONFESSIONNELLES À FORTE INFLUENCE LOCALE
En Irak, depuis 2003, les Iraniens ont développé des structures et des infrastructures, financé des écoles, des centres culturels et des milices (une soixantaine pour quelque 165 000 combattants) ; la majorité d’entre elles (80 %) adhèrent au velayat-e faqih. Les plus connues sont les Hached al-Chaabi (Unités de mobilisation populaire), dont le chef, Abou Mahdi al-Mouandis, a été tué avec Qassem Soleimani. Elles incarnent un véritable État dans l’État, mêlant khomeynisme et nationalisme irakien. Parmi elles figurent les Brigades Hezbollah : placées sous la tutelle des Gardiens de la révolution, elles contrôlent la frontière avec la Syrie, assurant une liaison terrestre avec l’Iran. Si les relais d’influence iranienne en Irak et au Liban sont puissants, on ne peut pas en dire de même en Afghanistan, où les combattants issus de la minorité chiite hazara – déployés sur le théâtre syrien – n’est pas en mesure de s’affirmer sur la scène afghane. Tandis qu’au Yémen, le rôle de Téhéran demeure sans commune mesure avec l’action des Émiratis et des
Saoudiens. Si Téhéran se sert de ces milices comme de leviers d’influence au service de ses intérêts nationaux, il convoque une rhétorique confessionnelle pour mobiliser ces combattants transnationaux : défense des lieux saints du chiisme et des coreligionnaires menacés par des forces sunnites. L’autre aspect est la dimension opportuniste de cette relation qui se fait dans les deux sens. De la part de ces mouvements d’abord, qui sollicitent l’aide de l’Iran pour se renforcer, à l’instar des Houthis au Yémen, ou de groupes afghans qui existaient déjà avant 1979. La République islamique y voit un moyen de s’engager sur l’échiquier régional à moindres frais. Mais, étranglée par les sanctions américaines, elle est de moins en moins en mesure de contrôler ces milices qui, comme en Irak, occupent une place prépondérante dans les réseaux économiques locaux.