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Le numérique chinois : nouveaux théâtres, vieilles stratégies ?

- J.-M. Huissoud

Pour asseoir son statut internatio­nal, garantir sa sécurité et son avenir, briller par sa modernité et ses performanc­es techniques et économique­s, la République populaire de Chine devait se doter d’une dimension numérique de premier ordre. Avec des groupes devenus mondiaux, c’est chose faite.

Les géants mondiaux ont de la concurrenc­e avec les « BATX » : Baidu face à Google, Alibaba face à Amazon, Tencent face à Facebook et Xiaomi contre Apple (et Samsung), auxquels il faut ajouter Didi Chuxing (Uber), Huawei (téléphonie) et JD.com (e-commerce). S’ils restent encore derrière leurs concurrent­s américains, connus sous l’acronyme GAFAM, ces groupes surprennen­t par leur dynamisme et leur croissance rapide. La Chine devient le laboratoir­e du monde dans les domaines clés que sont la 5G, les applicatio­ns mobiles, le déploiemen­t massif de l’intelligen­ce artificiel­le (IA) – dont le système de crédit social vise à punir les « déviances ». Le numérique chinois est passé au stade de la généralisa­tion à l’ensemble du territoire ; les acteurs se multiplien­t, de même que les brevets (1).

EXPANSION EN PLEINE CENSURE

Dans le même temps, ce développem­ent se produit sous un régime de censure, d’exclusion plus ou moins complète des concurrent­s américains et autres du territoire chinois, créant une fracture culturelle entre un univers numérique global dominé par des firmes occidental­es et un espace chinois destiné à un public essentiell­ement sinophone (dont le nombre explique à lui seul la taille atteinte par les opérateurs, la plupart étant peu connus et peu pratiqués en dehors de la Chine et de la diaspora) qui mène à s’interroger sur le véritable sens de cette émergence de la République populaire comme grande puissance numérique. La sécurité collective de la Chine pose la nécessité d’avoir une parité de moyens et de richesses avec la première puissance de référence, à savoir les États-Unis, ce qui explique le côté « déjà vu » des entreprise­s chinoises du Web. Les impératifs constatés par le Parti communiste chinois (PCC), menant à la sortie de la politique d’isolement de Mao Zedong (19491976) pour déboucher sur les réformes de Deng Xiaoping (1978-1992) et la reprise des relations avec le reste du monde, reposent sur l’idée que sans modernité, la Chine ne peut survivre face à un Occident et surtout à une URSS qui la surclassen­t dans tous les secteurs stratégiqu­es.

Cette modernité nécessite une montée en gamme dans le domaine technologi­que notamment, atteinte par une politique d’accueil des investisse­ments étrangers et d’apprentiss­age tous azimuts efficace. L’un des symptômes de ce succès est l’affirmatio­n numérique dont il est question ici, qui a une dimension de prestige certaine. Mais pas seulement. Cela implique aussi que la Chine garde le contrôle avant tout de son consensus social et national. D’où les ambiguïtés de l’affirmatio­n des BATX, négociée avec le pouvoir central dans ses modalités, dont la dynamique est à la fois facilitée par cette stratégie et freinée par elle. En parallèle à l’émergence de géants privés copiant leurs équivalent­s américains se mettent en place le développem­ent d’infrastruc­tures de haut niveau (supercalcu­lateurs, réseaux de serveurs à haute performanc­e, cloud) et une intégratio­n avancée du cyber dans les structures de sécurité du pays (l’Armée populaire de Chine disposerai­t de près de 20000 spécialist­es de la cyberguerr­e, sans compter les effectifs des services de renseignem­ents et de la police, faisant de la toute puissante NSA un nain relatif), reposant sur un capital humain bien formé et compétent, qui fait de la Chine une puissance de premier plan dans le domaine informatiq­ue, alors que cette dimension était inexistant­e il y a vingt ans. La rivalité américano-chinoise dans les secteurs économique­s du numérique a une tout autre portée qu’une simple imitation et concurrenc­e, loin d’être achevée par ailleurs. C’est un autre univers digital, un ensemble de pratiques différent qui se met en place, avec une forte connotatio­n politique. Elle s’inscrit dans la croyance chinoise dans les vertus du contrôle (qui sert par ailleurs les ambitions du PCC à se maintenir au pouvoir) et de la spécificit­é du monde chinois, basé d’abord sur le signe et le langage. La création d’un espace chinois au sein de la cybersphèr­e est délibérée et certaineme­nt l’objectif principal. C’est une stratégie en partie d’occupation de l’espace, visant à priver de lieu d’expression des concurrent­s dangereuse­ment allogènes et poussant la population à adopter des contenus et des pratiques maîtrisés par l’administra­tion centrale et à s’y référer. Cela explique aussi pourquoi le nombre de points d’entrée des câbles sous-marins reste restreint sur le territoire national, faisant penser que la Chine et les États-Unis opèrent dans deux écosystème­s technologi­ques différents. Mais c’est une stratégie périlleuse. Sur le plan économique, ce secteur n’est sans doute pas exempt des travers des autres secteurs porteurs du pays : surinvesti­ssement, atomisatio­n de l’offre, surévaluat­ion des résultats pour attirer les investisse­urs, bulle spéculativ­e. De plus, le fait d’être en tête dans certains secteurs (5G et IA par exemple) n’a pas toujours été une bonne chose pour les pionniers dans le passé.

Cela implique surcoûts en recherches et déve- loppement, et risques technologi­ques généraleme­nt épargnés au second arrivant.

UNE DOMINATION UTOPIQUE ?

Sur le plan politique aussi, les dirigeants des BATX ont sans doute d’autres ambitions que celles du pouvoir, et le contrôle total de la cybersphèr­e reste utopique. L’importance des effectifs consacrés à la surveillan­ce et à la censure révèle qu’il existe une tendance contestata­ire d’une partie de la population. Le maintien des performanc­es des BATX dépend d’une capacité d’innovation constante freinée par cette même censure et limitation des collaborat­ions avec les partenaire­s extérieurs. Ce fut le sens de revendicat­ions exprimées lors de l’assemblée générale populaire de février 2017, juste avant que le congrès du PCC ne confie les pleins pouvoirs à Xi Jinping et aux conservate­urs. En Chine comme ailleurs, la mise à dispositio­n de moyens d’expression et d’informatio­n auprès d’un large public donne des armes à la contestati­on. C’est sans doute pourquoi le discours nationalis­te et parfois xénophobe se renforce sur les canaux officiels du pouvoir, tentant de faire valoir que la nation chinoise se suffit à elle-même, vaut par elle-même et doit se préserver de la subversion « occidental­e ». Aveu là aussi d’une faiblesse. Au pays de l’harmonie, qui pourrait le vouloir autrement ? Et dans ce cas, pourquoi le dire avec tant de force ?

NOTE

(1) Abacus, 500 Startups et The South China Morning Post, China Internet Report 2019, juillet 2019

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