La chronique du géohistorien
L’insularité californienne
a Californie est si près des îles qu’en fermant les yeux tu pourrais la voir du fond de ton lit », chante Julien Clerc en 1969, surfant sur le mouvement hippie. Le texte de cette mélodie lyrique consiste surtout à répéter « La Californie » quatre fois à intervalles rapprochés : voilà un territoire fertile pour les rêves et les mythologies, de la ruée vers l’or en 1848 à la Silicon Valley en passant par Hollywood. Mais la dimension onirique est plus ancienne, dans les brumes qui masquent l’origine du mot. Au point que durant plus de cent ans, malgré les rapports sérieux des navigateurs, les cartographes mirent en scène son insularité. De nos jours, il existe trois États baptisés « Californie » de part et d’autre de la frontière entre le Mexique et les ÉtatsUnis : au sud, la Baja California et la Baja California Sur se partagent la presqu’île du même nom, au nord se situe l’État le plus peuplé des États-Unis. Longtemps, jusqu’au XIXe siècle, le toponyme a qualifié un territoire encore plus vaste, au-delà des espaces saisis par les Européens, un front pionnier potentiel plus loin que l’horizon à l’ouest du Mississippi et au nord du Mexique. Mais c’est précisément l’immense presqu’île actuellement mexicaine qui fut le support du mythe cartographique. Son rattachement au continent est septentrional vu de Mexico et le golfe dit « de Californie » qui l’isole quand on vient du sud fut considéré et cartographié comme la « Méditerranée californienne ». De 1622, pour la plus ancienne, jusqu’en 1747, la plupart des cartes, des planisphères en particulier, n’ont pas rattaché cette terre allongée au reste de l’Amérique. Pourtant, dès le XVIe siècle, des navigateurs européens avaient rendu compte du cul-desac que représente le golfe profond de plus de 1000 kilomètres qui autonomise la presqu’île.
Le premier fut l’Espagnol Francisco de Ulloa (?1540) en 1539. Les grands cartographes flamands de la fin du siècle, Gérard Mercator (1512-1594) et Abraham Ortelius (1527-1598), dont l’autorité rayonna pourtant durablement, dessinèrent bien une presqu’île. Mais en 1602, le journal du frère espagnol Antonio de la Ascensión (?), relatant sa participation à l’expédition de Sebastián Vizcaíno (1548-1615) le long de la côte nordouest du Mexique, attesta de la séparation de la Californie du continent. En 1622, l’ouvrage d’Antonio de Herrera y Tordesillas (1549-1626), Descripción de las Indias Occidentales, reprit l’information et la mit en scène dans une petite carte sur la couverture du livre. Le cartographe flamand Abraham Goos (1590-1643) en 1624 et l’Anglais Henry Briggs (1556-1630) en 1625 utilisèrent cette configuration que recopièrent leurs successeurs jusqu’au début du XVIIIe siècle. Le père Eusebio Kino (1645-1711), jésuite explorateur et cartographe, prouva en 1705 que la Californie n’était pas une île. La première carte d’Amérique du Nord donnant un tracé littoral conforme à ces informations fut celle de Guillaume Delisle (1675-1726) en 1722. Mais il fallut attendre l’édit royal de Ferdinand VI d’Espagne (1746-1759), déclarant en 1747 la Californie partie du continent, pour que ce mythe cartographique s’évanouisse définitivement. La possibilité d’une île se niche peut-être dans le nom même de Californie. Comme pour « Antilles », le terme existe avant le territoire. Un texte romanesque de 1496 de Garci Rodríguez de Montalvo (1450-1505), publié en 1510, Las sergas de Esplandián, décrit « à main droite des Indes […] une île appelée Californie très proche du bord du paradis terrestre ». Il additionne en cette utopie deux dimensions mythiques : celle de l’Eldorado (« dans toute l’île, il n’y a aucun autre métal sinon de l’or ») et celle des Amazones (« elle est peuplée de femmes noires, sans aucun homme »). En 1921, le géographe français Lucien Gallois (1857-1941) suggéra que le nom pourrait provenir antérieurement du poème la Chanson de Roland (XIe siècle) où est citée l’île de « Califerne », terme qui pourrait venir du mot « calife »… Julien Clerc n’était pas le premier à rêver.