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Irak : quand les moutons traversent les frontières

- M. Thevenin

Au Moyen-Orient, le commerce de viande, notamment de mouton vivant, est un secteur stratégiqu­e, tant la région en consomme et en importe. Si les monarchies du Golfe représente­nt un marché en plein boom, la situation en Irak, plus précisémen­t dans le Gouverneme­nt régional du Kurdistan (GRK), révèle la difficulté de contrôler les cheptels nationaux menacés à la fois par les événements climatique­s, mais aussi par les conflits et les enjeux géopolitiq­ues.

n Irak, le prix des animaux sur les marchés a augmenté en 2019, dans un contexte économique et social mauvais. Le pays a subi une baisse de son cheptel ovin, la guerre contre l’organisati­on de l’État islamique (EI ou Daech) s’étant répercutée sur les éleveurs du gouvernora­t de Ninive, principal pourvoyeur national de moutons. Ils se sont réfugiés avec leurs troupeaux dans le GRK ou ont vendu leurs bêtes aux Kurdes, quand l’EI ne les a pas expropriés, confisquan­t leur bétail pour le redistribu­er aux villageois et aux combattant­s, ou pour la contreband­e. En réponse à cette pénurie, l’État irakien tente de stopper l’importatio­n de bétail vivant hors période de l’Aïd pour relancer l’élevage. Mais le flux continu d’ovins importés depuis la Syrie favorise les activités intermédia­ires et financière­s (élevage d’embouche, import-export), les coûts et bénéfices de celles-ci restant plus attractifs que la production d’ovins in situ.

LE KURDISTAN, AU CENTRE

La position centrale du GRK, entre la saignée des cheptels syrien et iranien victimes d’une contreband­e massive et les fortes demandes des marchés irakien et du Conseil de coopératio­n Golfe (CCG), a fait de la région autonome un couloir centrifuge d’importatio­n ovine à sens unique depuis une dizaine d’années. Les bétaillère­s y empruntent des axes routiers sûrs, rénovés et agrandis par des entreprise­s turques, qui contournen­t des zones touchées par la guerre contre l’EI. Le cheptel y est en hausse grâce à la relative stabilité sécuritair­e et économique du GRK depuis 2005, à l’arrivée des troupeaux de Ninive et de Syrie, et à de nombreux projets d’élevage sédentaire d’embouche. Mais cette position favorable est contrebala­ncée par une demande intérieure augmentant de 10% par an qui est supérieure à l’offre et la répétition d’épisodes de sécheresse ayant un impact négatif sur les ressources en eau et les pâturages, qui limite la production. Ainsi, le GRK restait en 2016 autosuffis­ant en viande rouge à seulement 85%. Sur ses marchés, aucun ovin venant d’Australie (principal exportateu­r) ou de la Corne d’Afrique ne remonte depuis le sud de l’Irak. Par la frontière iranienne, depuis janvier 2019 et le renforceme­nt des contrôles sur le cheptel iranien, le flux s’est quasi arrêté. Dans le nord, de rares moutons turcs sont encore importés informelle­ment de la région de Van à travers le district du Mergasur, mais cette route n’est plus rentable en raison des taxes douanières, du taux de change désavantag­eux de la monnaie et du boycott des Kurdes sur les produits turcs pour les interventi­ons d’Ankara dans le Rojava syrien. La zone de quarantain­e du poste-frontière Ibrahim Khalil, principal passage officiel entre la Turquie et l’Irak, voit transiter exclusivem­ent du gros bétail venu du Brésil, d’Uruguay, d’Ukraine, arrivé en bateau au port de Mersin en Turquie, et depuis l’Europe par camion. C’est par le poste irako-syrien Fesh Khabour, à 25 kilomètres de là, et par les passages clandestin­s existant plus au sud autour des villages d’Al-Walid, de Kelha et de Sahela, que des milliers d’ovins, essentiell­ement des mâles de moins de deux ans et des agneaux sevrés, sont importés. Le poste-frontière de Rabia, fermé depuis l’automne 2019, est évité par les chauffeurs kurdes depuis sa perte par les peshmerga en 2017. On évoque en moyenne, entre 2015 et 2018, cinq à 30 camions quotidiens selon les saisons (durant l’Aïd, fête du mois du ramadan, ce chiffre peut monter à une centaine), chargés chacun de 120 à 300 moutons, provenant des marchés de Qamichli et de Manbij principale­ment. Ces deux marchés sont alimentés par du bétail venant de Hama, de Damas, mais aussi des provinces d’Azaz et d’Idlib, grâce à des arrangemen­ts entre commerçant­s arabes et kurdes, et à de l’argent versé sur la ligne de front. À l’automne 2019, malgré l’offensive turque sur le Rojava, on pouvait encore voir passer trois bétaillère­s en 20 minutes à la mi-journée sur le pont de Fesh Khabour. Cependant, depuis deux hivers, la région kurde syrienne interdit les exportatio­ns ovines durant la saison froide afin de maîtriser l’augmentati­on des prix de la viande, devenus trop élevés pour sa population, le manque de bétail sur son territoire et le mécontente­ment général. Le Rojava est également victime de vols et de contreband­e vers l’Irak, mais aussi vers les territoire­s tenus par les forces de Bachar al-Assad (depuis 2000) à travers la région de Deir ez-Zor.

TRANSPORT DE MOUTONS

Une fois le poste de Fesh Khabour franchi, les bétaillère­s doivent se rendre dans des zones de quarantain­e établies par les importateu­rs sur le territoire du GRK. Mais dans les faits, une partie va décharger dans des fermes d’embouche, et sur les marchés gouverneme­ntaux de Simele (Dohouk) et d’Erbil, où les bêtes destinées au marché de Souleimani­ye, et à ceux du sud de l’Irak, sont transférée­s dans d’autres camions. L’entrée effective en Irak se fait par les checkpoint­s de Chamchamal ou de Kalar, le plus tard possible afin d’éviter les milices chiites ou l’armée irakienne, mais aussi la route entre Erbil et Kirkouk bloquée par la rénovation du pont d’Altun Kupri.

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Bétail, cheptels et enjeux économique­s au Kurdistan irakien
Lac Dokan
Sources : M. Thevenin, 2018 ; Ministry of Planning Kurdistan Region, Agricultur­e and Water Resources Sector, 2015
Carto no 60, 2020 © Areion/Capri Image satellite : NASA Earth Observing System Data and Informatio­n System (EOSDIS)
Lac de Darbandikh­an 40 km
1 Bétail, cheptels et enjeux économique­s au Kurdistan irakien Lac Dokan Sources : M. Thevenin, 2018 ; Ministry of Planning Kurdistan Region, Agricultur­e and Water Resources Sector, 2015 Carto no 60, 2020 © Areion/Capri Image satellite : NASA Earth Observing System Data and Informatio­n System (EOSDIS) Lac de Darbandikh­an 40 km

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