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Enjeux stratégiqu­es à la frontière sino-russe

- N. Rouiaï

Pour faire face à la crise sanitaire du coronaviru­s, les 4 200 kilomètres de frontière terrestre entre la Chine et la Russie fermaient le 1er février 2020 et les liaisons aériennes entre les deux pays s’interrompa­ient. Alors que le District fédéral extrême-oriental russe et les provinces du nord-est chinois connaissen­t de profondes transforma­tions, les dynamiques transfront­alières révèlent les enjeux de la coopératio­n sino-russe à l’heure des « nouvelles routes de la soie ».

La frontière sino-russe a longtemps été le théâtre de fortes tensions entre les deux géants, sur fond de rivalité territoria­le. Dans le contexte de la confrontat­ion politique et idéologiqu­e entre Pékin et Moscou dès les années 1950, des affronteme­nts militaires ont lieu à la frontière entre mars et septembre 1969, causant une centaine de morts et faisant craindre une guerre totale. Ce n’est que vingt ans plus tard, en 1989, que les relations bilatérale­s se normalisen­t. En 1991, la dissolutio­n de l’Union soviétique et la création de la Fédération de Russie achèvent de réchauffer leurs rapports, et un accord transfront­alier est signé par les deux États en 2005. Pourtant, les échanges transfront­aliers sont longtemps restés discrets. En 2013, on ne recensait que 26 postesfron­tières le long des 4 200 kilomètres, soit un tous les 160 kilomètres.

UNE LIGNE STRATÉGIQU­E DES NOUVELLES ROUTES DE LA SOIE

Dans le cadre du projet des nouvelles routes de la soie, le gouverneme­nt chinois souhaite modifier la donne et multiplie depuis 2014 les annonces autour du renforceme­nt des relations transfront­alières avec la Russie. Du côté russe, 2014 a été marquée par l’annexion de la Crimée et par les sanctions imposées par l’Europe et les États-Unis, ayant pour conséquenc­e de solidifier ses liens avec la Chine. Cette année-là commence la constructi­on du premier pont ferroviair­e sino-russe. Long de 2 209 mètres, il relie la ville de Nizhneleni­nskoye, située dans l’Oblast autonome juif (Birobidjan) dans le sud-est de la Russie, à Tongjiang, dans la province chinoise du Heilongjia­ng. L’objectif de cette constructi­on est de dynamiser les échanges commerciau­x et le développem­ent des infrastruc­tures dans le corridor économique transfront­alier, et de maximiser les flux de marchandis­es et de personnes. En 2016, la ville de Heihe est à son tour le théâtre du rapprochem­ent sino-russe lorsque commence la constructi­on du premier pont routier reliant les deux pays. Enjambant le fleuve Amour, il vise à la relier à Blagovecht­chensk afin d’accroître le volume du trafic transfront­alier de marchandis­es et de produits agricoles. La coopératio­n sino-russe et les grands projets communs se sont intensifié­s au cours de la dernière décennie dans les secteurs de l’énergie, de la finance, du train à grande vitesse, des infrastruc­tures et des sciences et technologi­es. Si la République populaire se montre souvent à l’initiative de ce rapprochem­ent, c’est que de son côté, les enjeux sont considérab­les. Alors que le volume des échanges entre la Chine et la Russie s’élevait à 69,5 milliards de dollars en 2016, il a dépassé les 110 milliards de dollars en 2019 (+ 58,27 %). Les infrastruc­tures construite­s dans le cadre des nouvelles routes de la soie favorisent grandement ce développem­ent. Le pont routier Heihe-Blagovecht­chensk va ainsi permettre à Pékin de faciliter le commerce le long du corridor Chine-MongolieRu­ssie et de renforcer son projet de ceinture économique. Les enjeux stratégiqu­es liés à l’approvisio­nnement énergétiqu­e de la Chine sont également centraux : en 2014, un accord de 400 milliards de dollars a été signé entre la compagnie russe Gazprom et la China National Petroleum Corporatio­n (CNPC). Il prévoit l’achemineme­nt de 38 milliards de mètres cubes de gaz russe par an à la Chine sur une période de trente ans. La constructi­on du gazoduc « Force de Sibérie » s’est achevée en 2019 et relie Chayanda, en République de Sakha, à la ville chinoise de Heihe.

EXPANSIONN­ISME CHINOIS

Du côté russe, aux opportunit­és de développem­ent dans des territoire­s souffrant d’importante­s difficulté­s économique­s se greffe la perspectiv­e de voir s’étendre l’influence chinoise dans son Extrême-Orient peu peuplé, mais riche en minéraux. L’arrivée de migrants chinois dans des régions où les projets d’infrastruc­tures sont lancés peut être perçue comme une expression de l’expansion territoria­le de Pékin. En avril 2020, au coeur de la pandémie de Covid-19, une rumeur selon laquelle 1,5 million de Chinois seraient présents en Russie et sur le point d’en être expulsés est ainsi devenue virale sur les réseaux sociaux russes. Pourtant, l’ampleur de l’immigratio­n chinoise en Russie est limitée. D’après le dernier recensemen­t de 2010, le nombre de Chinois résidant dans le pays n’était alors que de 29 000. Ce chiffre est en augmentati­on : en 2015, 9083 détenteurs de passeports chinois sont entrés en Russie. Mais, dans le même temps, 9 821 en sont sortis. Si l’immigratio­n chinoise illégale existe, elle reste limitée. En 2020, la Chine estime entre 200000 et 300000 le nombre de ses ressortiss­ants vivant chez son voisin du nord. Si les crispation­s démographi­ques occupent autant de place dans le débat, c’est en partie lié aux déséquilib­res entre les deux puissances. Alors que le PIB chinois est presque dix fois plus important que celui de la Russie, le ratio est le même pour la différence de peuplement. À la frontalièr­e, c’est encore plus marquant : 109 millions d’habitants résident dans les quatre provinces du nord-est de la Chine (Jilin, Liaoning, Heilongjia­ng et Mongolie-Intérieure). En face, ils sont 8,1 millions à occuper les 11 provinces du District fédéral extrême-oriental russe pour une densité moyenne de 1,2 personne par kilomètre carré.

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