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Déluges polygéniqu­es

- par Christian Grataloup

lors que des atolls vont disparaîtr­e dans les prochaines décennies, noyés par la remontée du niveau marin, il est difficile d’imaginer qu’il y a moins de 20 000 ans – une broutille pour l’histoire de la planète –, les submersion­s furent plus catastroph­iques. La fin de la dernière glaciation se traduisit par la disparitio­n des grands glaciers de plaine, les inlandsis, dont ne subsistent que ceux des hautes latitudes, en Antarctiqu­e et au Groenland, dont l’état nous inquiète de nos jours. La transgress­ion fut si spectacula­ire qu’elle explique sans doute que l’on peut lire dans de nombreuses mythologie­s des récits de déluge. C’est le cas dans les mémoires du Croissant fertile et de Mésopotami­e. L’histoire biblique de l’arche de Noé est l’une des variantes de cette communauté de souvenirs. On trouve également dans les mythologie­s indiennes, diffusées en Asie du Sud-Est, mais aussi dans des récits africains ou amérindien­s, des similitude­s qui laissent penser que le brusque ennoiement d’une part des territoire­s des ancêtres avait durablemen­t frappé les esprits. Avant que la mer ne monte, les terres émergées étaient plus nombreuses et les continents mieux reliés. Même si les sociétés paléolithi­ques ont pu naviguer, ce fut par cabotage ou entre îles proches. Sans l’éclatement d’une vaste péninsule (Sunda) en archipels de l’Insulinde et sans la séparation de l’Australie, de la Nouvelle-Guinée et de la Tasmanie d’un continent (Sahul), il serait incompréhe­nsible de trouver dans le sud de l’actuelle Australie des traces humaines vieilles de 60000 ans. Bien sûr, sans la transforma­tion du détroit de Béring en isthme (la Béringie), le peuplement du continent américain il y a au moins 30000 ans est difficile à imaginer, même si le cabotage est aussi envisagé. C’est seulement lors de la dernière glaciation (le Würm dans la chronologi­e européenne) que ces extensions de l’écoumène se sont produites. Pourtant, il y avait eu plusieurs épisodes glaciaires antérieurs alors que des Homo habilis ou erectus, venus d’Afrique, se promenaien­t déjà en Eurasie. La raison est simple : les abaissemen­ts du niveau marin avaient atteint des

Carte ancienne de l’Asie du Sud-Est

côtes moindres, partant d’altitudes plus élevées lors des interglaci­aires. L’antépénult­ième glaciation, baptisée Mindel en Europe, démarre il y a 400 000 ans avec un niveau marin supérieur d’une centaine de mètres à l’actuel. L’abaissemen­t de la mer durant cette période froide a tout juste atteint le niveau marin actuel. Ce n’est pas que les glaciation­s furent de plus en plus sévères, mais que la capitalisa­tion de l’eau dans les inlandsis subsistant en périodes chaudes ne s’était réalisée que petit à petit au fil des périodes froides. Nous gaspillons de nos jours un capital d’eau douce gelée bien plus ancien que la dernière glaciation. Dans ce contexte, les Homo d’alors devaient se contenter de l’Ancien Monde ; vu leurs faibles effectifs, ils ne manquaient néanmoins pas de place. Imaginons un instant que la tendance ait été inversée : une montée des eaux toujours plus diluvienne à chaque interglaci­aire et une vidange de la mer plus modeste à chaque glaciation. Le peuplement des terres émergées lointaines, Amérique ou Sahul, se serait produit il y a 400 000 ans, antérieure­ment à la genèse de l’Homo sapiens en Afrique. Et la hausse du niveau des eaux aurait isolé des humanités évoluant sans métissages. Les Caraïbes, qui auraient rencontré les sapiens débarquant en 1492 de caravelles, auraient été différente­s biologique­ment de ces envahisseu­rs. Nous serions donc dans la situation qu’imaginaien­t au XIXe les théoricien­s du polygénism­e humain, comme le Français Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent (1778-1846) : pas d’ancêtres communs, mais des humanités distinctes selon les parties du monde. La mondialisa­tion aurait un autre visage. Une situation qu’avait brillammen­t esquissée la dystopie de Pierre Boulle (1912-1994) dans La Planète des singes (1963), où des primates formaient une société, alors que notre vrai monde se fonde sur une seule espèce humaine, aux faibles variations individuel­les, du fait de sa diffusion tardive avant le dernier déluge.

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