Déluges polygéniques
lors que des atolls vont disparaître dans les prochaines décennies, noyés par la remontée du niveau marin, il est difficile d’imaginer qu’il y a moins de 20 000 ans – une broutille pour l’histoire de la planète –, les submersions furent plus catastrophiques. La fin de la dernière glaciation se traduisit par la disparition des grands glaciers de plaine, les inlandsis, dont ne subsistent que ceux des hautes latitudes, en Antarctique et au Groenland, dont l’état nous inquiète de nos jours. La transgression fut si spectaculaire qu’elle explique sans doute que l’on peut lire dans de nombreuses mythologies des récits de déluge. C’est le cas dans les mémoires du Croissant fertile et de Mésopotamie. L’histoire biblique de l’arche de Noé est l’une des variantes de cette communauté de souvenirs. On trouve également dans les mythologies indiennes, diffusées en Asie du Sud-Est, mais aussi dans des récits africains ou amérindiens, des similitudes qui laissent penser que le brusque ennoiement d’une part des territoires des ancêtres avait durablement frappé les esprits. Avant que la mer ne monte, les terres émergées étaient plus nombreuses et les continents mieux reliés. Même si les sociétés paléolithiques ont pu naviguer, ce fut par cabotage ou entre îles proches. Sans l’éclatement d’une vaste péninsule (Sunda) en archipels de l’Insulinde et sans la séparation de l’Australie, de la Nouvelle-Guinée et de la Tasmanie d’un continent (Sahul), il serait incompréhensible de trouver dans le sud de l’actuelle Australie des traces humaines vieilles de 60000 ans. Bien sûr, sans la transformation du détroit de Béring en isthme (la Béringie), le peuplement du continent américain il y a au moins 30000 ans est difficile à imaginer, même si le cabotage est aussi envisagé. C’est seulement lors de la dernière glaciation (le Würm dans la chronologie européenne) que ces extensions de l’écoumène se sont produites. Pourtant, il y avait eu plusieurs épisodes glaciaires antérieurs alors que des Homo habilis ou erectus, venus d’Afrique, se promenaient déjà en Eurasie. La raison est simple : les abaissements du niveau marin avaient atteint des
Carte ancienne de l’Asie du Sud-Est
côtes moindres, partant d’altitudes plus élevées lors des interglaciaires. L’antépénultième glaciation, baptisée Mindel en Europe, démarre il y a 400 000 ans avec un niveau marin supérieur d’une centaine de mètres à l’actuel. L’abaissement de la mer durant cette période froide a tout juste atteint le niveau marin actuel. Ce n’est pas que les glaciations furent de plus en plus sévères, mais que la capitalisation de l’eau dans les inlandsis subsistant en périodes chaudes ne s’était réalisée que petit à petit au fil des périodes froides. Nous gaspillons de nos jours un capital d’eau douce gelée bien plus ancien que la dernière glaciation. Dans ce contexte, les Homo d’alors devaient se contenter de l’Ancien Monde ; vu leurs faibles effectifs, ils ne manquaient néanmoins pas de place. Imaginons un instant que la tendance ait été inversée : une montée des eaux toujours plus diluvienne à chaque interglaciaire et une vidange de la mer plus modeste à chaque glaciation. Le peuplement des terres émergées lointaines, Amérique ou Sahul, se serait produit il y a 400 000 ans, antérieurement à la genèse de l’Homo sapiens en Afrique. Et la hausse du niveau des eaux aurait isolé des humanités évoluant sans métissages. Les Caraïbes, qui auraient rencontré les sapiens débarquant en 1492 de caravelles, auraient été différentes biologiquement de ces envahisseurs. Nous serions donc dans la situation qu’imaginaient au XIXe les théoriciens du polygénisme humain, comme le Français Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent (1778-1846) : pas d’ancêtres communs, mais des humanités distinctes selon les parties du monde. La mondialisation aurait un autre visage. Une situation qu’avait brillamment esquissée la dystopie de Pierre Boulle (1912-1994) dans La Planète des singes (1963), où des primates formaient une société, alors que notre vrai monde se fonde sur une seule espèce humaine, aux faibles variations individuelles, du fait de sa diffusion tardive avant le dernier déluge.