Le glyphosate : un herbicide à interdire ?
Herbicide le plus utilisé dans le monde, le glyphosate est au coeur de polémiques sanitaires depuis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) l’a classé, en 2015, « cancérogène probable » et que 200 espèces de plantes adventices lui résistant ont été identifiées. Plusieurs pays envisagent son interdiction, dont la France, où il n’est plus en vente pour les particuliers depuis 2019 et doit être en partie prohibé dans l’agriculture au 1er janvier 2021.
Arrivé sur le marché en 1974, le glyphosate est l’unique herbicide à présenter la double propriété d’être total : presque tous les végétaux y sont sensibles, il est capable de migrer dans leurs tissus jusqu’à leur système racinaire et ainsi de les détruire entièrement. De plus, il est non rémanent, c’est-à-dire qu’il ne gène pas la culture suivante puisqu’il n’a pas d’effet sur les graines. Il n’existe pas d’analogues ou de classes d’herbicides concurrents au glyphosate. Son interdiction fait alors débat : elle implique une remise en cause globale des systèmes agricoles.
LE GLYPHOSATE DANS LE MONDE
En octobre 2020, 160 pays autorisent l’utilisation du produit. Les quantités épandues ont été multipliées par presque quinze en vingt ans, passant de 56,3 millions à 825,8 millions de kilogrammes entre 1994 et 2014. Conséquence : son prix s’est réduit de moitié. Un facteur important de son expansion a été l’introduction, à partir de 1996, de cultures transgéniques lui résistant : les OGM dits « Roundup Ready ». Leur superficie cultivée n’a cessé d’augmenter : 90% des cultures transgéniques cultivées dans le monde sont insensibles au glyphosate. Dans le cas du soja, première production
oléagineuse mondiale, les plus gros producteurs et exportateurs – les États-Unis et le Brésil – cultivent à 95% des variétés OGM résistantes à l’herbicide. Les modèles agricoles de ces pays sont dépendants du glyphosate, et il n’y a pas de volonté politique d’interdiction au niveau national, les agriculteurs y étant également peu enclins. À l’échelle locale, en revanche, des villes ou des administrations régionales ont mis en place des restrictions, notamment aux États-Unis et en Argentine, le troisième producteur mondial de soja. Plusieurs pays ont commencé par une interdiction partielle du produit, souvent dans les lieux publics, comme en Italie (2016), en France (2017) ou à Malte (2019). Dans certains cas, c’est l’usage ménager qui a été proscrit : Pays-Bas (2014), Belgique (2018), France (2019). Dans ce dernier pays, 132 produits associant le glyphosate au polyoxyéthylène amine ont été retirés du marché : les adjuvants, ajoutés pour améliorer l’efficacité du désherbage, sont souvent plus toxiques que la molécule seule. C’est l’interdiction totale dans le secteur agricole qui a plus de peine à être promulguée. L’Union européenne (UE) a prévu de prohiber le produit fin 2022. Certains membres ont pris de l’avance : 2019 en Autriche, 2020 au Luxembourg et 2021 en France (pour la majorité des usages agricoles). Le Sri Lanka est l’un des rares États ayant tenté d’interdire totalement le
glyphosate dès 2015, après l’avertissement de l’OMS. La mesure s’est toutefois confrontée à diverses limites, et le gouvernement l’a à nouveau autorisé pour deux filières : l’hévéa et le thé(1). L’objectif était de protéger les agriculteurs, en particulier les riziculteurs, touchés par des maladies chroniques rénales liées à l’utilisation du produit. Mais cette interdiction n’a pas été suivie de mesures d’accompagnement vers l’adoption d’alternatives efficaces et économiquement viables. Dans le cas de la riziculture, plus de la moitié des agriculteurs ont alors testé d’autres herbicides de diverses natures et dans des doses plus importantes pour arriver au même effet que le glyphosate. Cela a fait augmenter les charges et diminuer les marges brutes de nombreux exploitants, qui avaient déjà de faibles revenus. Des riziculteurs sont passés à une gestion à l’aide d’outils mécaniques des adventices, d’autres ont tenté des alternatives personnelles peu efficaces, quelques-uns sont repassés au désherbage manuel, méthode auparavant la plus utilisée dans le pays mais nécessitant beaucoup de main-d’oeuvre. Or celle-ci a diminué avec l’augmentation de l’utilisation du glyphosate ; ce manque de personnel est un frein à la transition vers l’adoption de nouvelles pratiques, au Sri Lanka comme ailleurs, si bien que l’on peut être confronté à des arrêts d’activité.
SAVOIR CE QU’ON UTILISE
La connaissance de la molécule par les agriculteurs a un rôle important à jouer dans leur attitude face à son interdiction. Au Sri Lanka, les agriculteurs ayant subi les plus fortes conséquences économiques sont ceux qui étaient le moins sensibilisés aux dangers sanitaires du produit. Pour les riziculteurs, plus au courant, son interdiction leur semble être judicieuse, car elle permet de réduire le risque de maladie rénale. Toutefois, ils restent majoritairement persuadés que le glyphosate est la solution herbicide la plus efficace. Au Bhoutan, par exemple, les agriculteurs sont moins renseignés sur les effets nocifs et l’utilisent plus que dans les autres pays. La connaissance joue donc un facteur clé : aux États-Unis, on constate que les agriculteurs qui s’inquiètent le plus des adventices résistantes au glyphosate obtiennent leurs informations auprès d’universités et de services de vulgarisation de coopératives, alors que ceux qui s’en préoccupent peu sont plus sensibles aux arguments des revendeurs de produits ou des détaillants.
Au Sri Lanka, les riziculteurs sont alertés grâce au service public qui assure la vulgarisation de connaissances agricoles : c’est leur principale source d’informations. Le problème est que la seconde source d’informations vient de commerciaux qui réalisent du conseil sans avoir les connaissances appropriées. Aussi, la faible utilisation d’Internet par les agriculteurs – moins de 1 % aux États-Unis et au Sri Lanka – est une limite dans l’acquisition de connaissances sur le sujet.
FRANCE : QUELLES ALTERNATIVES ?
En 2017, le glyphosate représentait un tiers du volume total d’herbicides vendus en France (2). On estime qu’il existe des alternatives à leur usage dans 80% des filières françaises, mais elles sont peu appliquées sur le terrain. Certaines de ces alternatives peuvent être dommageables pour l’environnement. Remplacer le désherbage chimique par du mécanique a des conséquences telles qu’un rejet de gaz à effet de serre plus important, des risques d’érosion accrus, un compactage et une déstructuration du sol par le passage d’engins lourds. Par ailleurs, certaines configurations de parcelles (cailloux, pente, terrasse…) rendent cette technique impossible. Mais la lutte mécanique n’est pas la seule possible : les rotations culturales, le paillage et l’implantation de couverts végétaux sont autant d’alternatives qui permettent de se passer, à terme, d’un tel produit. Cependant, une interdiction trop rapide, et surtout non accompagnée, pourrait mettre en péril certaines filières. C’est le cas de l’agriculture de conservation, basée sur des itinéraires techniques poussés – le non-labour, l’implantation de couvert végétaux, le semis direct –, qui procure des bénéfices environnementaux et améliore la fertilité du sol ; elle repose grandement sur l’usage du glyphosate. En effet, la majorité des fermes pratiquant le semis direct en utilisent : 2 % des fermes du réseau DEPHY (environ 3 000 exploitations) réalisent cette technique et consomment à elles seules 10% du volume total de produit utilisé. Le semis direct permet de semer de grandes surfaces en un temps limité. Elle met en exergue les principaux freins au changement de pratiques : la trajectoire agricole française a
conduit à des exploitations de grandes tailles ayant peu recours à la main-d’oeuvre, constituées d’agroéquipements destinés à des pratiques spécifiques ainsi qu’à la spécialisation des territoires. Une interdiction du produit faite sans accompagnement vers l’adoption de nouvelles pratiques pourrait provoquer des pertes économiques pour les exploitations et causer d’autres dégâts sur les milieux – pollution de l’air, baisse de la fertilité des sols – tout aussi importants que les risques sanitaires liés au glyphosate. Le programme « Ecophyto », lancé par l’État en 2008 avec pour objectif de réduire de 50% l’usage de produits phytosanitaires et phytopharmaceutiques à l’horizon 2018, permettant d’avoir une agriculture nationale moins dépendante aux pesticides, a reporté son échéance à 2025. Une des actions phares de ce plan, dénommé à présent « Ecophyto II + », est le réseau DEPHY, qui regroupe des agriculteurs engagés dans la réduction de l’usage de produits phytosanitaires sur leurs exploitations. En 2019, la région Normandie a lancé un programme pour accompagner les volontaires à se passer du glyphosate, grâce à du conseil technique et à un soutien financier de 80 euros par hectare. Ce type d’aide institutionnelle et financière est nécessaire pour l’avenir du secteur.
L’avenir dira si ces accompagnements suffisent à préparer l’ensemble des exploitants, aussi confrontés au lobby des grands groupes, à la transition vers une agriculture sans glyphosate réussie et permettant d’améliorer les systèmes agricoles sans les pénaliser.
NOTES
(1) S. H. P. Malkanthi, U. G. Sandareka, A. W. Wijerathne et P. Sivashankar, « Banning of Glyphosate and its Impact on Paddy Cultivation: A study in Ratnapura District in Sri Lanka », in The Journal of Agricultural Sciences - Sri Lanka, vol. 14, no 2, mai 2019, p. 129-144. (2) Assemblée nationale, Rapport d’information sur le suivi de la stratégie de sortie du glyphosate, novembre 2019