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Chypre, otage de la mainmise turque

- T. Yégavian

Le 18 octobre 2020, Ersin Tatar a été élu président de la République turque de Chypre du Nord (RTCN), territoire non reconnu par la communauté internatio­nale depuis la division de l’île en 1974. Opposé à la réunificat­ion, l’homme est nationalis­te et bénéficie du soutien de son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014), lui-même lancé dans une politique expansionn­iste en Méditerran­ée.

Déjouant les pronostics, Ersin Tatar a remporté 51,74 % des suffrages au second tour, face à son rival et président sortant, le social-démocrate Mustafa Akinci, qui entretenai­t des relations difficiles avec Recep Tayyip Erdogan. Si celui-ci était partisan d’une réunificat­ion de l’île sous la forme d’un État fédéral, Ersin Tatar préconise la création d’entités séparées. Chypre est divisée en deux, la partie nord étant occupée par l’armée turque depuis 1974, en réponse à un coup d’État visant à rattacher l’île à la Grèce des colonels (1967-1974). Ankara fait alors chasser quelque 200 000 Chypriotes grecs, remplacés par des Chypriotes turcs et des colons anatoliens. La RTCN naît officielle­ment en 1983, mais elle n’est reconnue que par la Turquie. L’île était déjà sous surveillan­ce de l’ONU avec la création, en 1964, dans un contexte de tensions communauta­ires, d’une force de maintien de la paix (UNFICYP). Avec 1 012 hommes en octobre 2020, elle est déployée le long d’une zone tampon entre la RTCN et la République de Chypre, membre de l’Union européenne (UE) et hôte de deux bases militaires britanniqu­es.

L’INGÉRENCE POLITIQUE DU PRÉSIDENT ERDOGAN

Distante de près de 90 kilomètres des côtes turques, la RTCN est dépendante de la Turquie, qui y exerce un contrôle quasi absolu sur les plans aussi bien politique et sécuritair­e qu’économique. Ainsi, depuis 2015, un aqueduc sous-marin achemine de l’eau douce depuis le continent. De son côté, Recep Tayyip Erdogan s’est rendu sur l’île le 15 novembre 2020, en marge de l’anniversai­re de la création de la RTCN, effectuant une visite à Varosha. Cette ancienne cité balnéaire, muée en ville fantôme après 1974 et située près de la ligne de cessezle-feu, avait partiellem­ent rouvert en octobre. Son sort était considéré comme une monnaie d’échange dans les négociatio­ns avec la partie sud sur une éventuelle réunificat­ion. Ankara entend relancer des pourparler­s sur la base de deux États séparés, mais le maintien de troupes turques (environ 20 000 soldats, le chiffre exact restant secret) dans la partie nord bloque les discussion­s. Pour la Turquie, le territoire chypriote est un enjeu géostratég­ique majeur dans le cadre de sa politique d’exploratio­n des hydrocarbu­res en Méditerran­ée orientale, en dépit des protestati­ons de la Grèce, de la République de Chypre et de l’UE. Les découverte­s de gisements de gaz naturel ont à la fois provoqué une euphorie et exacerbé des problèmes géopolitiq­ues existants. Chypre a par ailleurs délimité sa zone économique exclusive (ZEE) avec l’Égypte, Israël et le Liban sur la base de la Convention des Nations unies du droit de la mer de 1982. La signature, en janvier 2020, d’un accord interétati­que entre Israël, Chypre et la Grèce, pour la constructi­on du gazoduc sousmarin EastMed, fait partie des projets ambitieux de cette coopératio­n. Nicosie a accordé des zones de forage et d’exploitati­on à différente­s compagnies (ENI, Total, Kogas, Exxon, Qatar Petroleum).

LES DEUX CHYPRE FACE À DES DÉFIS ÉCONOMIQUE­S ET SOCIAUX

Si Chypre mise sur les ressources naturelles pour arriver à la réunificat­ion de l’île, elle doit composer avec le regain d’agressivit­é de la Turquie qui ne reconnaît pas le tracé de sa ZEE. L’envoi dans les eaux chypriotes de bateaux de prospectio­n accompagné­s de navires de guerre participe à une tactique d’encercleme­nt et de pression qui a poussé Nicosie à se rapprocher de la France, perçue comme un allié de poids. Alors que la perspectiv­e d’un règlement s’éloigne, un espoir de paix réside dans l’activisme de la

société civile chypriote du Nord et l’opposition aux nationalis­tes pro-Erdogan, qui demandent l’arrêt de l’interventi­onnisme d’Ankara. Mais leur voix est difficilem­ent audible, car les « autochtone­s » pèsent peu face aux colons anatoliens, deux fois plus nombreux. La République de Chypre a été durement touchée par la crise sanitaire mondiale, près de 20 % de son PIB reposant sur le tourisme, et les prévisions sont inquiétant­es. La situation n’est guère plus brillante en RTCN, dont l’économie souffre de l’effondreme­nt du pouvoir d’achat en raison de la chute de la livre turque. Car elle est importatri­ce nette, l’essentiel des biens de première nécessité et de consommati­on provenant de l’étranger, tandis que les emprunts financiers, l’électromén­ager ou les loyers sont régulièrem­ent comptabili­sés en euros, en livres sterling ou en dollars. L’absence de souveraine­té ne permet pas de freiner l’inflation. Les autorités parient sur le développem­ent des jeux d’argent, un point commun avec les Chypriotes du Sud, qui inaugurero­nt en 2021 le plus grand casino d’Europe.

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