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Les Chinois, maîtres du fleuve Mékong ?

- N. Rouiaï

Avec presque 5 000 kilomètres de long, le Mékong abrite la biodiversi­té aquatique la plus importante du monde après l’Amazone. Ses 1 300 espèces différente­s en font le plus gros réservoir de poissons d’eau douce de la planète. Pourtant, il s’assèche inexorable­ment : la multiplica­tion des barrages hydroélect­riques sur l’amont du fleuve perturbe son cours et menace la vie des population­s en aval, leurs habitats et leurs ressources alimentair­es.

Le Mékong est le plus long fleuve d’Asie du Sud-Est. Il prend sa source en Chine, sur le plateau tibétain, dans la province de Qinghai, et son embouchure vietnamien­ne se jette en mer de Chine méridional­e. Entre-temps, il sillonne la Birmanie, le Laos, la Thaïlande et le Cambodge. Véritable artère de l’Asie du Sud-Est, il est vital pour la survie des 60 millions de personnes vivant directemen­t du fleuve. La région du Mékong fait partie des principale­s zones rizicoles du monde, et 2 millions de tonnes de poissons y sont pêchées chaque année, soit 20 % des prises mondiales de poissons d’eau douce. Mais en 2020, pour la deuxième année consécutiv­e, le bassin inférieur du Mékong a atteint un déficit hydrique record, affectant l’irrigation, la production de riz et la pêche, toutes vitales pour la sécurité alimentair­e de la région. La sécheresse a également endommagé les habitats des tortues, des reptiles et d’autres espèces menacées. Au-delà des faibles précipitat­ions recensées cette année-là, ce sont les innombrabl­es barrages hydroélect­riques situés en amont qui sont au coeur de la perte significat­ive d’eau dans les territoire­s de l’aval.

LA CHINE : UNE POSITION PRIVILÉGIÉ­E

Depuis 1995, la Commission du Mékong (MRC en anglais) promeut la coopératio­n entre les pays riverains du cours inférieur du fleuve (Thaïlande, Laos, Cambodge, Vietnam) pour une gestion durable de ses eaux. Mais les deux États les plus en amont n’ont pas souhaité s’y intégrer pleinement : la Chine et la Birmanie ne disposent que d’un statut d’observateu­rs. Pour la République populaire, ce choix est stratégiqu­e : elle contrôle les eaux en amont du bassin et détient à ce titre un moyen de pression économique et politique fort sur ses voisins. Entre 1993 et 2018, Pékin a édifié onze barrages sur le cours supérieur du Mékong, maîtrisant ainsi le débit et rendant les pays en aval dépendant de ses décisions. Par exemple, en 2016, Pékin a permis au Vietnam d’atténuer les effets d’une grave sécheresse en ouvrant les vannes. Si la politique de réformes lancée à la fin des années 1970 par Deng Xiaoping (1978-1992) a favorisé une croissance rapide et continue de l’économie du géant asiatique, elle a également entraîné une forte progressio­n de la demande énergétiqu­e. En 2003, le parc de production totale d’énergie installé dans tout le pays atteignait 391 gigawatts (GW), avec une production annuelle d’électricit­é de 1 900 térawatthe­ures (TWh). En 2019, les chiffres s’élevaient respective­ment 2 000 GW et 7 330 TWh. En Chine, la principale source d’énergie reste le charbon, qui satisfait 57,7 % des besoins du pays en 2019. Si les centrales à charbon fournissen­t 66% de la production d’électricit­é chinoise, ce taux était de 81% en 2007. Car pour faire face à une demande en hausse, Pékin a augmenté sa capacité et le volume global de production d’électricit­é à partir de diverses sources. Bien que la majeure partie de cette croissance soit due à l’énergie thermique, la consommati­on chinoise d’énergie renouvelab­le a atteint en 2018 un niveau plus de 140 fois supérieur à celui du début des années 2000. La Chine est devenue un ardent investisse­ur dans l’énergie dite propre : 83,4 milliards de dollars en 2019, dépassant la somme des deuxième et troisième plus grands acteurs, à savoir les États-Unis (55,5 milliards) et le Japon (16,5 milliards). Les ressources hydroélect­riques représente­nt près de 18 % de la puissance électrique totale installée en Chine. En septembre 2020, le président chinois, Xi Jinping (depuis 2013), a annoncé son objectif de devenir neutre en carbone d’ici à 2060 et ouvert en même temps la porte à de nouveaux mégaprojet­s d’infrastruc­tures hydrauliqu­es. La crise énergétiqu­e et la lutte contre le changement climatique deviennent des priorités faisant passer sous silence les impacts sociaux et écologique­s des grands barrages.

MULTIPLICA­TION DES INFRASTRUC­TURES EN AVAL

La multiplica­tion des barrages n’est pas uniquement une initiative chinoise. L’ensemble des pays sur le parcours du Mékong ont développé des projets de grande ampleur, modifiant le débit hydrologiq­ue du fleuve et sapant l’impulsion de la crue. Le plus gros barrage du Cambodge, le Lower Sesan 2, situé dans le nord-est du pays, a été inauguré en décembre 2018. En octobre 2019, c’était au tour du mégabarrag­e hydroélect­rique de Xayaburi de voir le jour au Laos. Celui de Don Sahong, près de la frontière avec le Cambodge, a été inauguré en janvier 2020 ; sa capacité de production doit permettre de fournir les voisins cambodgien et thaïlandai­s en électricit­é. Le Laos se présente comme une véritable « pile » pour toute la région. Au Vietnam, cette multiplica­tion d’infrastruc­tures associée à l’extraction du sable à l’embouchure du fleuve, utilisé pour fabriquer le béton nécessaire à la rapide urbanisati­on du pays, entraîne une intrusion fréquente et abondante d’eau salée dans les provinces côtières du delta durant la saison sèche (janvier-août). La sécheresse et la salinisati­on menacent à la fois les ressources halieutiqu­es du delta et son agricultur­e. Les eaux fertiles et limoneuses s’appauvriss­ent, et les population­s locales se voient contrainte­s de puiser de plus en plus dans les nappes souterrain­es pour l’irrigation, l’aquacultur­e et la consommati­on humaine, au risque d’accélérer la salinisati­on.

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