Le défi de l’eau en Iran : l’autre crise géopolitique
L’Iran est au coeur des enjeux géopolitiques du Moyen-Orient. Moins connue, car moins médiatisée, est sa crise hydrique. Pourtant, elle menace l’avenir du pays. La liste est longue des signaux qui alertent sur la détérioration de ses ressources en eau. Ainsi, dans le nord-ouest, le lac d’Ourmia a quasi disparu ; des cratères apparaissent dans le sol et des sources se tarissent, révélant d’évidents rabattements de nappes. Et Ispahan n’est plus que momentanément traversée par le fleuve Zayandeh Roud.
La crise est telle que les langues se délient. En août 2018, le chef du Département de l’environnement, Issa Kalantari (depuis 2017), avait prévenu d’une « grande catastrophe » à venir. Certes, les fortes inondations en mars 2019 ont apporté de gros volumes d’eau, mais la non-résolution des problèmes structurels n’éloigne pas la crise. Avec quelque 250 millimètres de précipitations par an, l’Iran n’est pas vraiment avantagé. Environ 90% de son territoire (1,64 million de kilomètres carrés) est aride ou semi-aride, avec une irrégularité spatiale qui oppose le vaste et sec plateau iranien aux piémonts arrosés du Zagros et à la région caspienne à l’ouest, mais également temporelle, les précipitations tombant surtout en période hivernale durant laquelle les cultures ne sont pas pratiquées.
UN MÉSUSAGE DE LA RESSOURCE
Cette crise de l’eau est le fait de trois ruptures. Avec 82,91 millions d’habitants en 2019, le pays a vu sa population quadrupler depuis 1960 : il a fallu convoyer de plus en plus d’eau pour approvisionner des villes en pleine croissance, quand l’augmentation des besoins alimentaires nécessitait un déploiement de l’irrigation. S’ajoute à cela le changement climatique, qui aggrave l’équation hydrique : directement, en diminuant tendanciellement les précipitations moyennes ; indirectement, en accroissant, sous l’effet de la montée des températures, l’évaporation des sols et l’évapotranspiration des plantes. Mais par-delà ces deux ruptures démographique et climatique, des facteurs politiques, qui tiennent au modèle de développement et au comportement de certains secteurs du pouvoir, ont à l’évidence contribué à alourdir la pression sur les ressources. Si, sous la monarchie Pahlavi (1925-1979), l’Iran avait déjà opté pour une certaine industrialisation de l’agriculture, notamment pour développer la production de coton, la révolution islamique de 1979 a enclenché une accélération de la mobilisation des ressources en eau pour l’agriculture. Pour ne pas dépendre des fournitures de céréales américaines, qui inondaient alors les marchés mondiaux, il s’agissait de devenir autosuffisant sur le plan céréalier tout en promouvant des cultures d’exportation sources de devises. Les tensions récurrentes avec les États-Unis depuis 1979 ont poussé à la poursuite de cet objectif d’une agriculture autosuffisante orchestrée par une administration, celle du ministère de l’Agriculture-Djihad, dont le nom souligne sa portée géopolitique. Eu égard à cet objectif de renforcement productif, l’Iran s’est ainsi doté d’un vaste ensemble de barrages et d’adductions afin de maximiser l’irrigation. Avec plus de 90 % de l’eau utilisée, l’agriculture est le premier consommateur des réserves hydriques. Mais à cette priorité politique s’est ajoutée une corruption généralisée à tous les niveaux du pays. D’une part, nombre de ces barrages, qui exposent de gros volumes à l’évaporation, se sont faits sans adjudications
publiques ni études scientifiques. D’autre part, beaucoup de forages ont été édifiés en toute illégalité, le pouvoir fermant les yeux sur les pratiques d’une population paysanne à ménager.
TENSIONS SOCIALES ET POLITIQUES
S’il aggrave la situation hydrique du pays, ce mésusage de l’eau donne lieu à des critiques, voire à des contestations en interne. Des manifestations se sont produites en février 2017 et en juillet 2018, en particulier dans la province du Khouzistan (sud-ouest). Plus généralement, les agriculteurs de la région d’Ispahan (centre) s’opposent à ce qu’ils considèrent comme une spoliation de leurs ressources en eau au profit des villes, mais aussi d’intérêts agricoles, notamment ceux des Gardiens de la révolution (pasdaran). À l’échelle régionale, l’attitude hydraulique de la République islamique n’est pas sans incidences. Elle partage dix bassins hydrographiques avec des pays voisins, mais c’est avec l’Irak et l’Afghanistan que les relations hydropolitiques sont les plus délétères. Alors que l’Irak était un grand rival de l’Iran, celui-ci a développé des barrages sur le fleuve Diyala, affluent du Tigre, de même que, plus au sud, sur les rivières Karkheh et Karoun, sans tenir compte des besoins en aval. Certes, l’Irak s’est doté depuis 2003 d’un régime plus proche de Téhéran, qui n’a pour autant pas renoncé à la poursuite de ses investissements. Avec l’Afghanistan, l’Iran essaie aussi d’exercer une hydro-hégémonie même s’il se trouve en aval sur les fleuves Helmand et Hari Roud. Soucieux de reconstruire son équipement hydraulique après des décennies de chaos, Kaboul a accusé la République islamique de vouloir saboter l’édification de barrages afghans avec le soutien des talibans. Ces tensions géopolitiques sur fond d’effondrement des ressources hydriques en Iran obligent ce pays à s’engager dans des réformes structurelles. Le dessalement de l’eau de mer, qui constitue une priorité, ne suffira pas à résoudre cette équation de plus en plus difficile. Des sacrifices devront être faits, mais on sait qu’ils ne sont pas sans contreparties en termes politiques, ce que le régime ne sait que trop. P.