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Quelle langue parlait-on en construisa­nt la tour de Babel ?

- par Christian Grataloup

Tradioun marexil fir tru dinxé burrudixé. Fory my dinkorlitz, O mérikariu! O mévixé! Mérikariba! » Ainsi chantent les démons accueillan­t Méphistoph­élès au Pandémoniu­m dans l’avantderni­ère scène de La Damnation de Faust. Selon les auteurs du livret, Hector Berlioz (1803-1869) et Almire Gandonnièr­e (1813-1863), sur une traduction de Gérard de Nerval (1808-1855), il s’agirait de la langue des premiers hommes, celle d’Adam et Ève, de Noé et de ses fils, celle qui était encore parlée lors de l’érection de la tour de Babel. La diversité ultérieure des langages serait, d’après la Genèse (11, 1-9), la volonté de Yahvé : « Et l’Éternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue […]. Confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue, les uns des autres. […] Ils cessèrent de bâtir la ville. C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel, car c’est là que l’Éternel confondit le langage de toute la Terre, et c’est de là que l’Éternel dispersa [les hommes] sur la face de toute la Terre. » La destructio­n de la tour, manifestat­ion de la superbe des humains voulant atteindre Dieu par leurs propres moyens, s’accompagne du moyen de ne plus recommence­r : le bris de l’intercommu­nication au sein de l’écoumène. En reliant diffusion de l’humanité et diversific­ation des langues, le récit biblique correspond bien à un processus historique fondamenta­l : en se dispersant sur presque toutes les terres émergées, en s’éloignant les unes des autres, les sociétés ont multiplié les langages. L’acmé fut atteinte au XVe siècle, moment où les linguistes estiment qu’il se serait parlé plus de 17 000 langues (il n’en reste plus que 5000 environ de nos jours, dont beaucoup en voie de disparitio­n), avant les débuts de la mondialisa­tion, donc de la communicat­ion à l’échelle planétaire. Des parentés, dues à des ancêtres communs, sont décelables entre bien des langues, ce qui permet de les regrouper en familles. Comme pour les êtres vivants, ces apparentem­ents aident à remonter l’histoire, à construire leur phylogenès­e, à supposer qu’il y avait, il y a plusieurs dizaines de millénaire­s, des groupes linguistiq­ues en petit nombre. C’est ce qu’avait fait Edward Sapir (18841939), dans les années 1930, en montrant les origines communes des familles linguistiq­ues amérindien­nes (compte non tenu de la famille inuit-aléoute). À la fin des années 1960, des linguistes russes proposent de regrouper l’indo-européen avec d’autres familles eurasiatiq­ues et nord-africaines dans un phylum baptisé « nostratiqu­e ». La tentation est alors grande d’imaginer un ancêtre commun. Le pas est franchi dans les années 1980 par Merritt Ruhlen (né en 1944), spécialist­e américain de linguistiq­ue générative, qui présente l’hypothèse d’une « langue mère », une protolangu­e originelle parlée par les ancêtres de tous les Sapiens. Cette vision rétrospect­ive correspond au triomphe contempora­in de la perspectiv­e monogéniqu­e des humains et du scénario « out of Africa ». La langue des bâtisseurs de la tour de Babel allait pouvoir être reconstitu­ée, espérait-on. De nos jours, si l’idée n’est pas rejetée, les tentatives de retrouver les racines lexicales communes ont fait long feu.

La mise en relation des recherches sur l’histoire des langues avec celles sur le patrimoine génétique humain ne cesse de complexifi­er racines et arborescen­ces des phylums de l’humanité. Quelle langue parlait Néandertal (car il parlait, sans aucun doute) ? Puisqu’une grande part des humains actuels porte une partie de son patrimoine génétique, pourquoi nos idiomes n’intégrerai­ent-ils pas des racines néandertal­iennes ? La géohistoir­e linguistiq­ue ne peut se ramener à la simplicité biblique. « Mérikariba! »

Les ruines de Babylone, sur un dessin du géographe français Guillaume Lejean (1824-1871), publié dans l’hebdomadai­re Le Tour du Monde en 1867.

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