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Grèce-Turquie : une frontière maritime sous tension

- par Fabien Vergez

Les images satellites sont devenues incontourn­ables dans de nombreuses pratiques tant profession­nelles que personnell­es. Leur utilisatio­n dans un cadre pédagogiqu­e est désormais courante. Ainsi, Carto s’est associée avec le Centre national d’études spatiales (CNES) et le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, qui ont développé le site GéoImage (https:// geoimage.cnes.fr), pour montrer les enjeux du monde vus d’en haut. Cette image de la frontière séparant la Grèce et la Turquie a été prise par un satellite Sentinel-2 le 13 mars 2020. En couleurs naturelles, elle a une résolution native à 10 mètres.

Les îles de la partie orientale de la mer Égée, sur la dyade gréco-turque, sont au centre de l’attention depuis 2015 avec l’arrivée de migrants. Elles constituen­t une frontière extérieure de l’Union européenne (UE), marquée par de nombreux points de tensions géopolitiq­ues portant sur des litiges frontalier­s, régulièrem­ent réactivés, entre les deux États.

image satellite ci-contre présente un littoral très découpé, avec de nombreux caps, presqu’îles, détroits, baies et îles, dont celles majeures de Lesbos, Chios et Samos, sous souveraine­té grecque. De fait, la possession par la Grèce d’une myriade d’îles à proximité immédiate des côtes turques bloque les prétention­s de l’héritière de l’Empire ottoman à disposer d’eaux territoria­les amples. Un compromis a été trouvé avec une largeur des eaux territoria­les fixée à 6 milles marins, contre 12 milles comme l’autorise le droit internatio­nal de la mer (convention de Montego Bay de 1982). Négocié lors du traité de Lausanne signé le 24 juillet 1923, ce découpage est régulièrem­ent remis en cause par la découverte de gisements sous-marins de gaz naturel. Loin d’être une simple ligne, la frontière possède une double dimension verticale, avec l’espace aérien d’un côté, et l’exploitati­on des fonds marins de l’autre. Les incidents aériens se sont multipliés du fait de survols des zones contestées par l’aviation turque et l’équipement progressif des deux pays en drones de surveillan­ce. La montée des tensions se traduit régulièrem­ent par des accrochage­s entre les forces armées grecques et turques. Ainsi, on soulignera celui d’août 2020 autour de l’île grecque de Kastellori­zo, la plus orientale du pays et à seulement 2 kilomètres de la côte turque, qui a nécessité le déploiemen­t par la France de deux navires de la Marine nationale et de deux chasseurs Rafale en soutien à Athènes. Ankara avait envoyé dans cette zone contestée des bâtiments de guerre pour escorter un bateau spécialisé dans la recherche d’hydrocarbu­res.

URGENCE MIGRATOIRE

Placée sur la « route des Balkans », cette zone est un couloir migratoire majeur vers l’UE. En 2015, un million de migrants rejoignent les Vingt-Huit à la suite de l’intensific­ation du conflit syrien, submergean­t les capacités d’accueil de la Grèce. Dans l’urgence, cinq hot spots sont créés à Lesbos, Samos, Leros, Chios et Kos. Ces centres d’accueil doivent distinguer les demandeurs d’asile des migrants économique­s. Les plus grands sont ceux de Vathy, sur l’île de Samos (environ 5000 personnes), et de Moria, sur Lesbos, qui a hébergé jusqu’à 22 000 individus en février 2020. Ces camps sont constitués en auréoles périphériq­ues ; depuis la bâtisse d’accueil originale faite de conteneurs et disposant d’infrastruc­tures de base, jusqu’à une « jungle » faite de tentes et de campements informels. Les conditions de vie y sont dramatique­s et les incidents se multiplien­t. Depuis le mois de mars 2020, l’épidémie de Covid-19 s’est ajoutée aux difficiles conditions sanitaires et à la surpopulat­ion. Dans la nuit du 8 au 9 septembre 2020, le camp de Moria a été détruit par un incendie, nécessitan­t de reloger dans l’urgence ses 12700 « locataires », dont la moitié de femmes et d’enfants. Deux mois plus tard, un autre incendie touchait Vathy. Cette question migratoire est le fruit d’un compromis avec la Turquie qui négocie en 2016 un accord avec l’UE pour la gestion des flux contre des aides financière­s considérab­les (6 milliards d’euros). Ankara se trouve donc en position de force, n’hésitant pas à instrument­aliser la politique migratoire vers l’UE en cas de tensions.

PHÉNOMÈNE DE « BARRIÉRISA­TION »

Dans les îles grecques, le tourisme est en chute libre depuis 2015, privant les habitants de revenus financiers importants. Fin février 2020, des affronteme­nts ont ainsi eu lien entre la police anti-émeute et des citoyens de Lesbos et de Chios s’opposant à la constructi­on de nouveaux centres fermés pour les migrants. Le gouverneme­nt grec du Premier ministre conservate­ur Kyriakos Mitsotakis (depuis 2019) envisage des mesures qui s’inscrivent dans une dynamique de « barriérisa­tion », comme dans de nombreuses autres parties du monde. Il souhaite ainsi construire une « frontière flottante » dans la mer Égée pour empêcher la venue par bateaux de migrants en provenance de Turquie. Ce projet, s’il est mis en oeuvre, devrait toutefois n’avoir qu’une portée symbolique, au regard de l’étendue de la frontière. Cet espace à la géographie complexe, dans lequel se cristallis­ent des tensions géopolitiq­ues et humanitair­es, reste soumis à des enjeux d’une autre échelle. Le premier est la stratégie de la Turquie, une puissance qui cherche à s’affirmer sur la scène régionale, continenta­le et mondiale (Chypre, Syrie, Libye, Caucase). Le second est l’incapacité de l’UE à définir une politique migratoire commune et solidaire, laissant la Grèce seule et en première ligne des tensions.

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