Dossier Russie
Vladimir Poutine : 20 ans au pouvoir
Par Tatiana Kastouéva-Jean Directrice du Centre Russie/Nouveaux États indépendants à l’Institut français des relations internationales (IFRI) ; auteure de La Russie de Poutine en 100 questions (Tallandier, 2020). Cartographie de Laura Margueritte
Président (1999-2008), Premier ministre (2008-2012) et de nouveau président (depuis 2012), Vladimir Poutine (né en 1952) dirige la Russie depuis plus de deux décennies. En 2020, la réforme constitutionnelle lui a donné la possibilité d’exercer deux autres mandats présidentiels et de rester ainsi au pouvoir jusqu’en 2036. Quel est son bilan ? Comment la Russie s’est-elle transformée ? Quels défis doitelle relever ? Si la fédération est devenue incontournable sur le plan international, nombreuses sont ses fragilités démographiques, économiques et sociales, alors que le respect des libertés politiques et des droits fondamentaux suscite des inquiétudes.
Alors que l’Occident la perçoit comme la libération de la dictature totalitaire, la disparition de l’URSS en 1991 a laissé beaucoup de nostalgiques parmi les Russes : fin 2018, 66 % la regrettaient et 60 % pensaient qu’elle aurait pu être évitée, selon le Centre Levada, organisme indépendant basé à Moscou. La perte du contrôle sur les ex-républiques soviétiques devenues indépendantes, du rayonnement sur l’ancien « camp socialiste » et du rôle international, mais surtout l’appauvrissement brutal, la montée de la criminalité et la désagrégation de valeurs idéologiques qui ont inspiré des générations entières ont déstabilisé le pays et alimenté un sentiment d’insécurité et d’humiliation. La décennie qui a suivi la chute de l’URSS n’est appelée autrement en Russie que « les années du chaos ». Elles restent aussi marquées dans la conscience collective par la menace pour l’intégrité territoriale avec les deux guerres en Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000) et les conflits sur le pourtour de l’ancien empire (guerre civile au Tadjikistan entre 1992 et 1997, récurrents affrontements entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan autour du Haut-Karabagh, sécession de la république russophone de Transnistrie en Moldavie en 1991…). Plusieurs de ces conflits subsistent de nos jours sous une forme « gelée », mais peuvent s’enflammer à tout moment, comme dans le Haut-Karabagh entre septembre et novembre 2020.
LE RETOUR À L’ORDRE AU PRIX D’UNE FORTE CENTRALISATION
En 1999, Vladimir Poutine, alors chef du Service fédéral de sécurité (FSB, héritier du KGB soviétique), a été désigné président du gouvernement et secrétaire du Conseil de sécurité nationale, en pleine seconde guerre de Tchétchénie, par Boris Eltsine, premier président de la Russie postsoviétique (1991-1999), pour rétablir l’ordre dans le pays. Il parvient à accomplir cette tâche en instituant une « verticale du pouvoir » pour empêcher toute tendance centrifuge dans un
État fédéral immense (17,09 millions de kilomètres carrés) et composé de 85 régions regroupées en huit districts fédéraux. Les gouverneurs ont progressivement perdu leur autonomie politique et financière, ainsi que la représentation au Conseil de la fédération, Chambre haute du Parlement. L’État russe a privilégié la centralisation dans tous les domaines et se charge de la répartition des dotations budgétaires entre les « sujets de la fédération », dont certains sont riches, comme Moscou ou les territoires producteurs d’hydrocarbures (par exemple, Khantys-Mansis, en Sibérie), et d’autres vivent essentiellement grâce à ces transferts, comme le Caucase du Nord. Les inégalités régionales sont persistantes depuis cette époque. Ainsi, en 2018, selon les dernières données statistiques disponibles, le revenu des habitants de Moscou est de 91 000 roubles par mois en moyenne (environ 1 200 euros), alors que le chômage dans la capitale est de 1,2%. Les chiffres correspondants pour l’Ingouchie (Caucase du Nord), l’une des régions les plus pauvres du pays, sont de 20000 roubles (260 euros) et 26,3 %. Sous les deux premiers mandats de Vladimir Poutine (1999-2008), la Russie retrouve une stabilité et connaît même une croissance économique rapide (environ 7 % par an entre 2000 et 2008). L’amélioration du niveau de vie fait apparaître une classe moyenne dans les grands centres urbains. Cependant, Vladimir Poutine n’a pas réussi à venir à bout de plusieurs problèmes démographiques, économiques et sociaux. Ainsi, en dépit de l’augmentation de l’espérance de vie moyenne (de 65,3 ans en 2000 à 73,3 en 2019) et du succès provisoire de quelques mesures natalistes (allocation accordée à la naissance d’un enfant depuis 2007), la population russe se réduit (146 millions au 1er janvier 2020, selon les données officielles) et les perspectives démographiques ne sont pas rassurantes. Pour ne citer qu’un seul indicateur, le nombre de personnes à l’âge actif a diminué de 7,5 millions entre 2002 et 2019, selon les statistiques officielles. Les flux de migrants, originaires pour beaucoup des anciennes républiques soviétiques du Caucase ou d’Asie centrale, ne compensent pas la décroissance naturelle. Un autre problème est le déséquilibre de peuplement entre l’est et l’ouest du pays. En dépit de quelques mesures phares comme, par exemple, un hectare de terre mis à la disposition, à titre gracieux, de qui l’exploitera utilement, l’Extrême-Orient russe continue à se dépeupler progressivement : il représente 36 % du territoire national, mais accueille seulement 5% de la population (6,2 millions). La densité y est d’une personne sur un kilomètre carré, alors qu’elle est de 27 dans la partie européenne. Le même déséquilibre est observé au niveau des infrastructures, des axes routiers et ferroviaires.
DIFFICULTÉS ÉCONOMIQUES ET VERROUILLAGE POLITIQUE
Le bilan économique des deux dernières décennies est contrasté. Plusieurs indicateurs macro-économiques assurent la stabilité (une faible dette publique, des réserves de change importantes). La Russie garde des positions solides dans plusieurs domaines, dont beaucoup sont hérités de l’époque soviétique : le nucléaire civil, l’espace, les armements. Certains nouveaux segments se sont développés, comme des services ou des compagnies Internet qui concurrencent Google, Amazon et Facebook dans le monde russophone. Cependant, en dépit du discours sur le besoin de diversification, l’économie reste dépendante du prix mondial des matières premières (65 % des exportations en 2019). Outre les facteurs internes (manque de réformes structurelles, climat des affaires incertain, poids de l’État dans
l’économie, corruption), plusieurs crises exogènes ont affecté la croissance : crise financière de 2008-2009, chutes du prix mondial du pétrole, sanctions européennes et américaines imposées depuis l’annexion de la Crimée en 2014, épidémie de Covid-19. Cette dernière risque aussi de creuser les inégalités sociales, déjà très fortes. Si, d’après la revue Forbes, le nombre d’oligarques russes ne cesse de grossir les rangs des plus grandes fortunes mondiales, nombreuses sont encore en Russie les familles qui n’ont pas d’eau courante, de gaz et de canalisation et se chauffent au bois. Selon les autorités, le nombre de pauvres vivant en dessous du seuil de la pauvreté en 2020 est de 20 millions, soit 13,5 % de la population. Le taux d’endettement des ménages est important, et la crise sanitaire va certainement l’aggraver. Sur le plan politique, le pouvoir exécutif domine le Parlement, les partis, mais aussi la justice. Cette tendance est devenue particulièrement pesante après les élections législatives de décembre 2011,
dont les falsifications ont provoqué des protestations sociales inédites en Russie postsoviétique. Le changement du pouvoir est impossible par les urnes : le champ politique est étroitement contrôlé et l’arsenal des lois répressives contre les mécontents ne cesse de s’enrichir. Rares sont ceux qui osent, comme Alexeï Navalny, l’opposant le plus connu, lancer des défis au « système Poutine ». Ses multiples arrestations, les perquisitions de sa fondation de lutte anticorruption, les pressions sur ses proches et sa tentative d’assassinat par empoisonnement en août 2020 montrent les risques encourus. Portant, le pays évolue. La jeune génération qui voyage et est connectée à Internet (le taux de pénétration est de 83% en 2019) manifeste de plus en plus des signes d’incompréhension devant l’immobilisme du pouvoir. La simple stabilité politique et sociale tant vantée par le Kremlin par comparaison au « chaos des années 1990 » ne répond plus aux attentes. La popularité de Vladimir Poutine est en érosion lente, mais inexorable, et le Kremlin est en mal de solutions positives pour la dynamiser. Les pressions sur la société civile iront en s’accentuant dans la perspective des élections législatives en septembre 2021 et présidentielle en 2024.
CONFRONTATION AVEC L’OCCIDENT, LE TOURNANT VERS L’ASIE
Depuis la chute de l’URSS, la Russie, qui a hérité l’arsenal nucléaire et la place au Conseil de sécurité de l’ONU avec droit de veto, a rejoint progressivement la plupart des autres institutions européennes et internationales, comme le Conseil de l’Europe (1996), le G7 (1997, devenant G8) ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC, 2012). L’apparente intégration dans le monde global, les mécanismes de coopération avec l’Occident – les sommets Russie-Union européenne (UE), le Conseil Russie-OTAN –, les intenses échanges économiques, énergétiques et financiers n’ont pas empêché le développement parallèle de l’esprit de « forteresse assiégée », perceptible dès le discours de Vladimir Poutine à Munich (2007), où il a dénoncé la domination de l’Occident sur l’ordre mondial postbipolaire. Le Kremlin s’est senti menacé par l’élargissement de l’OTAN et de l’UE vers les pays de l’ancien bloc socialiste et les trois anciennes républiques soviétiques (Lituanie, Estonie, Lettonie) et par l’installation du système antimissile américain en Pologne et en Roumanie. Le soutien manifesté par l’Occident au renversement des régimes autoritaires et corrompus au Moyen-Orient et dans le voisinage russe (Géorgie, Ukraine) a été un autre irritant fort. Les protestations sociales qui ont accompagné le retour de Vladimir Poutine dans le fauteuil présidentiel pour son troisième mandat, les révolutions arabes et l’opération en Libye (2011) ont parachevé la paranoïa anti-occidentale du Kremlin. La lutte contre l’ingérence dans les affaires intérieures, la protection de la souveraineté du pays, mais aussi de sa zone d’influence deviennent le cheval de bataille du président russe. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser la crise en Ukraine en 2014, qui aboutit à l’annexion de la Crimée en mars de la même année et à la guerre dans le Donbass (dans l’est de ce pays) en avril et encore en cours début 2021, et constitue un véritable point de rupture avec l’Occident, qui suspend la Russie du G8 comme exemple de première sanction. La nouvelle posture internationale est interprétée par l’opinion publique russe comme une revanche pour les « humiliations » des années 1990 et l’un des principaux résultats des présidences Poutine. Le coût économique et politique, les pressions et les sanctions occidentales n’ont pas été des facteurs suffisants pour infléchir la politique russe. La confrontation avec l’Occident a accéléré le
tournant russe vers l’Asie, notamment la Chine. Cette relation n’est pas nouvelle : en 2005, les derniers différends frontaliers ont été réglés, et la République populaire est depuis considérée comme un partenaire stratégique. Dès 2012, la Russie souhaitait « attraper le vent chinois dans les voiles de l’économie russe », selon une expression de Vladimir Poutine. L’économie et le commerce sont le coeur de ce partenariat. La complémentarité énergétique pousse également au rapprochement : la Chine a besoin d’hydrocarbures et la Russie cherche à développer ses gisements en Sibérie orientale et à diversifier ses voies d’exportations, autrement trop axées sur le marché européen. En 2015, les deux pays ont même lancé la coordination entre leurs deux mégaprojets d’intégration régionale : l’Union économique eurasiatique et les routes de la soie. La Chine est le premier partenaire commercial de la Russie. Pourtant, les déceptions ne manquent pas : les échanges sont fortement déséquilibrés au profit du géant asiatique, leur structure est composée essentiellement de matières premières et les investissements sont en dessous des attentes.
Le début de la crise en Ukraine a renforcé les dimensions géopolitique, militaire et stratégique de ce partenariat. Les deux régimes autoritaires partagent le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures et tendent vers la construction d’un nouvel ordre mondial dont l’Occident ne serait plus le centre. Ils mettent l’accent sur les enceintes non occidentales (Organisation de coopération de Shanghai, BRICS) et lancent des institutions concurrentes du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale (comme la Banque asiatique d’investissement