Forêt guyanaise : d’autres cartes sont possibles
La forêt guyanaise est souvent assimilée à une jungle impénétrable, un espace sauvage et hostile, un « enfer vert ». Elle est aussi présentée comme un territoire vierge, inhabité, paradis de la nature en sursis. La cartographie a contribué à véhiculer ces idées reçues. Pourtant, d’autres cartes sont possibles, comme en témoigne l’Atlas critique de la Guyane (CNRS Éditions, 2020), qui propose une lecture critique des représentations existantes et expose des alternatives pour montrer une pluralité de points de vue sur ce territoire.
Le vert de la forêt guyanaise a été longtemps assimilé au blanc des cartes. Des guerriers ou des monstres ont été utilisés pour combler l’intérieur des terres (cf. carte 1). Les acteurs de la colonisation ont aussi participé au blanchiment des cartes en effaçant certains repères pour créer un espace à conquérir. De nos jours encore, la forêt guyanaise apparaît comme un no man’s land sur certaines cartes du Géoportail de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) ou de l’Office national des forêts (ONF).
Les techniques contemporaines de cartographie se heurtent en Guyane à des difficultés. À la canopée qui dissimule l’occupation et les usages du sol s’ajoute la couverture nuageuse qui empêche la télédétection optique pendant la plus grande partie de l’année : une contrainte qui exige soit le recours à la télédétection radar, moins précise, soit des méthodes de filtrage de nuages qui peuvent s’avérer inopérantes. Géographes, cartographes, archéologues, ethnobotanistes, naturalistes, anthropologues peuvent mobiliser la cartographie pour montrer l’intérieur de la forêt, non comme un bloc vide, figé dans un mythe, mais tel un espace vivant et évolutif.
UNE FORÊT DIVERSIFIÉE, UNE FORÊT HABITÉE
Derrière le décor de forêt monumentale se cache une diversité de paysages, d’habitats écologiques et de faciès forestiers, qui représentent des manières différentes d’occuper l’espace disponible et que les écologues et géomaticiens peuvent révéler. La carte des habitats forestiers (cf. carte 2) a ainsi été élaborée en s’appuyant sur des campagnes d’inventaires de terrain couvrant plus de 650 hectares sur une trentaine de sites répartis sur toute la Guyane, sur l’exploitation d’images satellites multispectrales SPOT pour le couvert forestier et sur un modèle numérique de surface issu de données radar pour le relief. La variété des situations écologiques, des physionomies, des compositions forestières dessine une multitude d’ambiances dont l’analyse révèle la diversité des fonctionnements et des dynamiques de la forêt. Du littoral au sud de la Guyane, en passant par les savanes, les inselbergs, les rives des cours d’eau et les collines, partout les archéologues
ont trouvé des traces d’occupations de sociétés précolombiennes. Nombre de ces traces sont ténues comme les pétroglyphes, les tessons de céramiques, les pierres de hache ou les polissoirs. D’autres, inscrites dans le paysage, ont même contribué à le modifier. Il s’agit de montagnes couronnées, de sites à fossés, de champs sur butte, de canaux, de chemins surélevés ou d’alignements rocheux. Toutes ces traces témoignent d’une intense occupation de la Guyane par des centaines de milliers de personnes sur près de dix millénaires. Le travail des anthropologues et des archéologues a permis de recenser les lieux de vie historique et de les mettre en cartes. Les populations amérindiennes, certes moins nombreuses qu’avant l’arrivée des colons, parcourent de grandes étendues forestières pour leurs activités de chasse et demeurent les meilleurs connaisseurs de cette forêt habitée (cf. carte 3).
UNE FORÊT TRAVAILLÉE
Cette présence autochtone est difficilement perceptible en parcourant les cartes de l’IGN tant leur toponymie se concentre sur le littoral et le long des deux fleuves frontaliers. Les dénominations de l’intérieur y sont peu nombreuses et marquées des excursions coloniales ponctuelles qui se sont succédé pendant le XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe. Elles se concentrent dans les secteurs aurifères et correspondent à l’accumulation de noms recueillis au long de son histoire coloniale et tendent à valoriser la figure du prospecteur. Ces symboles témoignent à la fois de l’incapacité de ces expériences pionnières à décoder les marqueurs et géosymboles autochtones et de la volonté d’imposer un ordre nouveau. Pourtant, le paysage toponymique actuel de la Guyane se caractérise par sa richesse, témoignage de la diversité linguistique du territoire. Le Parc amazonien de Guyane et ses partenaires scientifiques sont sollicités par les communautés locales pour référencer au mieux leurs patrimoines toponymiques. Dans le sud de la Guyane, sur la commune de Camopi, des cartes en trois langues (teko, wayapi, français) ont été produites (cf. carte 4). La densité de l’information qui y figure reflète la spatialité des habitants tout en dessinant une géographie culturelle du territoire ignorée par la toponymie « officielle ». Les Amérindiens ne sont pas seuls à parcourir l’intérieur de la Guyane. Les orpailleurs clandestins utilisent toutes les voies de pénétration possibles pour arriver à leurs zones de travail et contourner les barrages mis en place pour les stopper. Ils créent aussi leurs propres sentiers, participant à la structuration d’un réseau de layons forestiers. Travailleurs et marchandises circulent donc de manière intense entre zones de chantier, zones de vie et villages d’appui situés au Brésil ou au Suriname. La forêt guyanaise est moins impénétrable qu’on l’imagine, ce qui contribue à en limiter le contrôle.