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Le Nouveau-danemark : la colonie fantôme

- A. Berson

La Nouvelle-france, la Nouvelle-angleterre ou la Nouvelle-espagne sont bien connues. À l’âge des grandes découverte­s, les Européens baptisent les territoire­s qu’ils convoitent de noms qui leur sont familiers. Au XVIIE siècle apparaît sur les cartes représenta­nt le Canada, dans la baie d’hudson, un toponyme surprenant : Nouveau-danemark. Si ce terme est bien d’origine danoise, il se généralise dans la cartograph­ie européenne à l’initiative des géographes français, dans un dessein géopolitiq­ue.

e celle de Martin Frobisher (1535-1594) en 1576 à celle de Thomas James (15931635) en 1632, toutes les exploratio­ns européenne­s de l’arctique canadien sont des initiative­s britanniqu­es. Toutes, sauf une. En 1619, le roi du Danemark et de Norvège, Christian IV (1588-1648), ordonne une expédition vers la baie d’hudson dont le but est de découvrir un passage vers les Indes orientales. Une frégate comptant 48 marins, le Narval (Enhiörning­en, parfois traduit en Licorne), et un petit gréement pouvant en accueillir 16, la Lamproie (Lamprenen), sont appareillé­s. Le chef de l’expédition est le capitaine Jens Munk (1579-1628). Christian IV pouvait difficilem­ent trouver marin plus qualifié. Dès l’âge de douze ans, Jens Munk est enrôlé comme mousse sur un navire à destinatio­n de l’angleterre et du Portugal. Un an plus tard, c’est vers le Brésil qu’il embarque. En 1611, il s’engage dans la marine danoise. En tant qu’officier, il se forme aux rigueurs de la navigation arctique dans l’inhospital­ière mer de Barents à la recherche d’un introuvabl­e passage vers l’asie par le nord de la Russie.

LE CAUCHEMAR D’UN CAPITAINE

En dépit de l’indéniable compétence de son capitaine, l’expédition danoise au Canada tourne au désastre. Jens Munk quitte le Danemark le 9 mai 1619. Le surlendema­in, un des marins tombe par-dessus bord et se noie. Début juillet, Jens Munk franchit le détroit de Davis. Quelques jours plus tard, les erreurs de calcul de ses deux pilotes anglais lui laissent entendre qu’il est déjà dans la baie d’hudson alors que c’est dans celle de Frobisher qu’il navigue et fait la rencontre de méfiants Inuits. Le temps de s’en apercevoir et de reprendre la route, ce n’est qu’en septembre que l’expédition atteint la baie d’hudson dont Munk est le premier à dresser une carte d’ensemble (cf. carte 1).

Les glaces empêchent déjà de pousser vers l’ouest comme de retourner en Europe. Les hommes se préparent donc à hiverner à bord du Narval, dans la région que Jens Munk appelle dans son journal « Nova Dania », sur le site actuel de la ville de Churchill au Manitoba. Mais les vêtements des Danois ne sont pas adaptés à l’intensité du froid arctique. Le gibier est rare et leurs réserves de nourriture s’amenuisent, provoquant malnutriti­on et maladies, principale­ment le scorbut. À tel point que lorsque des perdrix des neiges sont tuées, la plupart des membres d’équipage sont incapables d’en manger tant leurs bouches sont à vif. À partir de janvier 1620, le journal de bord de Jens Munk, qui contenait jusqu’alors de précieuses observatio­ns astronomiq­ues, géographiq­ues, ethnograph­iques ainsi que sur la faune et la flore du pays, commence à ressembler à une rubrique nécrologiq­ue. Le désespoir le pousse même à rédiger un bref testament à l’adresse « de tout chrétien qui se trouverait à venir ici » (1).

Le printemps venu, seuls Jens Munk et deux de ses marins ont survécu. Après avoir recouvré des forces en pêchant, chassant, cueillant des baies et buvant les restants de vin, ils entreprenn­ent la route du retour sur la Lamproie. À l’issue de 68 jours de navigation, les trois hommes parviennen­t tant bien que mal à accoster en Norvège… où un des compagnons du capitaine ne tarde pas à commettre un meurtre. Jens Munk revoit finalement Copenhague le 20 décembre 1620.

Huit ans plus tard, Christian IV envisage d’envoyer une deuxième expédition dans la baie d’hudson, à nouveau commandée par Jens Munk. Selon le lettré français Isaac La Peyrère (1596-1676), le vaillant capitaine qui avait survécu à l’hiver hudsonien trouve alors la mort dans un épisode pathétique : « Il était comme sur le point de s’embarquer pour le second [voyage], lorsque le roi du Danemark lui demanda le jour de son départ ; et de discours à un autre, lui reprocha que l’équipage qu’il lui avait donné avait péri par sa mauvaise conduite ; à quoi le capitaine répondit un peu brusquemen­t ; ce qui fâcha le roi et l’obligea de le pousser du bout de son bâton. Le capitaine, outré de cet affront, se retira chez lui et se mit dans son lit où il mourut dix jours après de déplaisir et de faim » (2).

Une autre version, semble-t-il plus vérace et plus répandue au Danemark, le donne mort au combat en 1628 lors de la guerre de Trente Ans (1618-1648), face à la flotte du Saint-empire romain (962-1806).

RIVALITÉ FRANCO-ANGLAISE

Sur sa carte de la baie d’hudson, Jens Munk n’emploie pas le toponyme de Nouveau-danemark, qu’il réserve à son journal. Le capitaine ne précise pas le moment où il nomme « Nova Dania » la côte ouest de la baie d’hudson, aux alentours de l’embouchure de l’actuelle rivière Churchill. Il mentionne pour la première fois ce toponyme

dans un passage où il est question de son itinéraire de navigation. Donner un nom aux terres nouvelleme­nt découverte­s est une coutume si intégrée à l’existence de l’explorateu­r que les circonstan­ces exactes de son accompliss­ement ne valent que rarement la peine d’être consignées. Pas plus que ne sont mentionnée­s les messes et prières quotidienn­es. Cependant, Munk ne manque pas d’honorer son roi en remplaçant la nomenclatu­re anglaise en vigueur par des hommages répétés à Christian IV. Ainsi, le détroit de Davis, celui d’hudson et la baie d’hudson deviennent respective­ment « Fretum Regis », « Fretum Cristiano » et « Novum Mare Cristian ». En quatre endroits, il fait apparaître un symbole représenta­nt une couronne surmontant l’abréviatio­n « C4 ». Ce symbole renvoie aux lieux où Jens Munk plante une bannière royale lors de l’exploratio­n. Dans la toponymie actuelle, il s’agit de l’île de la Résolution, de Kimmirut et de l’île Akpatok, tous trois situés au Nunavut, ainsi que du site de son hivernage, Churchill, au Manitoba.

Le toponyme de Nouveau-danemark apparaît pour la première fois sur la Carte de Groenland, dressée par Isaac La Peyrère et incluse dans sa Relation du Groenland parue en 1647 (cf. carte 2 p. 66-67). Ce calviniste français est en mission diplomatiq­ue au Danemark de 1644 à 1646, durant la guerre de Torstenson (1643-1645) qui oppose le royaume de Christian IV à la Suède. Il en profite pour se documenter abondammen­t et s’entretenir avec les savants scandinave­s au sujet de l’histoire du Groenland et des expédition­s danoises, norvégienn­es et islandaise­s dans le Septentrio­n. Gabriel Naudé (1600-1653), le bibliothéc­aire du cardinal Mazarin (1602-1661), lui facilite l’accès aux meilleures bibliothèq­ues de

Copenhague. La toponymie de la carte d’isaac La Peyrère est fidèle à celle de Jens Munk, c’està-dire danoise. Le seul terme anglais qui y figure est « Golfe Davis ». Il reprend également trois des quatre symboles « C4 ». Le quatrième, dissimulé dans un ornement représenta­nt des bois alentour de Churchill, lui a peut-être échappé. Dans l’avertissem­ent de son ouvrage, Isaac La Peyrère crédite « Monsieur Sanson, excellent géographe, que j’ai consulté pour la constructi­on de cette carte ».

Nicolas Sanson (1600-1667) reprend à son compte le toponyme en 1650 sur une carte qui constitue un jalon majeur de la cartograph­ie de l’amérique du Nord (cf. carte 3). Cette désignatio­n fait école. En une cinquantai­ne d’années, on compte près d’une centaine de cartes, des Amériques ou du monde, indiquant le Nouveaudan­emark ou sa version latine, Dania Nova, sur

la côte nord-ouest de la baie d’hudson. Nicolas Sanson emploie ce terme systématiq­uement, de même que ses fils Guillaume (1633-1703) et Adrien (1639-1718) ou son associé Alexis-hubert Jaillot (1632-1712). Le Nouveau-danemark est une affaire française.

ENTRE VÉRACITÉ ET DÉFENSE DES INTÉRÊTS NATIONAUX

C’est peu dire que les géographes anglais ne partagent pas l’engouement français pour le Nouveau-danemark. Richard Blome (1635-1705) situe bien le « New Danemarck » en 1668, mais le cartouche précise que sa carte n’est qu’une traduction de celle de Nicolas Sanson. En 1680, Moses Pitt (1639-1697) est le premier Anglais à en faire état sur une carte originale (cf. carte 4). Néanmoins, le tracé qu’il confère au nord de la baie d’hudson est manifestem­ent tiré de la carte de Sanson de 1650. Le toponyme du Français aura organiquem­ent intégré son tracé. Le terme employé par les cartograph­es anglais pour désigner la côte nord-ouest de la baie d’hudson est « New North Wales », Nouvelle-galles du Nord. Aucun cartograph­e français n’adhère à cette dénominati­on à l’exception paradoxale de Nicolas Sanson. Chez ce dernier, la cohabitati­on des deux toponymes est rendue possible par le tracé inachevé de la Nouvelle-galles du Nord dans les eaux de la baie ; une représenta­tion qui entretient un flou honnête sur la configurat­ion de cette côte aux contours incertains. En 1685, sur Partie de la Nouvelle-france, Alexis-hubert Jaillot renonce à toute référence à l’expédition danoise sans pour autant honorer le Pays de Galles. Il laisse la côte vierge de texte. Comme bien des géographes, Nicolas Sanson oscille entre le souci de la véracité et la défense des intérêts de son pays. Il est géographe, certes. Il est même l’auteur du premier atlas mondial composé par un Français et le premier savant à définir les pourtours des cinq Grands Lacs de l’amérique du Nord. Mais il est avant tout « Géographe du Roy ». Sa géographie se

doit donc d’être française. La Nouvelle-france de Nicolas Sanson est un territoire démesuré, incluant la région des Grands Lacs et ouvert sur les terres encore inexplorée­s de l’ouest, un espace dans les faits très partiellem­ent occupé et contrôlé par la France. La cartograph­ie est une modalité de la revendicat­ion territoria­le et la France tient à affirmer sa primauté sur l’intérieur du continent.

Chez Nicolas Sanson, le patriotism­e se paie parfois au prix de la désuétude. Ainsi, sur sa carte du Nouveau-mexique et de la Floride de 1656, il reprend la choronymie de Théodore de Bry (1528-1598) renvoyant à la brève occupation de la Floride par les huguenots français dans les années 1560. On y observe encore, un siècle après la reconquête espagnole de la péninsule, une « Floride Françoise » où coulent la « Gironde », la « Charente », la « Somme » et la « Seine » (cf. carte 5). Nicolas Sanson n’a laissé qu’un unique manuscrit autographe, un plan des fortificat­ions de sa ville natale, Abbeville. Nous ne pouvons donc rien affirmer de ses dispositio­ns personnell­es à l’égard de l’angleterre. Mais son oeuvre témoigne de la volonté, non seulement d’amplifier ce qu’on appellerai­t aujourd’hui le fait français en Amérique, mais également de réduire, chaque fois que possible, l’image de la mainmise de la grande rivale anglaise sur l’amérique du Nord. Sur son influente carte de 1650, il ne manque pas de représente­r la « Nouvelleho­llande », en réalité un petit port, un comptoir et un bourg de cabanes, ainsi que la « Nouvellesu­ède ». En 1669, son fils Guillaume y ajoute la capitale « Gothebourg », laquelle correspond moins à une véritable ville qu’à un modeste fort bâti par les colons suédois près de la baie de la Delaware.

Les géographes anglais n’emploient jamais cette nomenclatu­re. La Nouvelle-hollande, la Nouvelle-suède, le Nouveau-danemark et la Nouvelle-france forment un dispositif cartograph­ique d’atténuemen­t de l’hégémonie anglaise sur l’amérique du Nord. La défiance envers la Perfide Albion est un sentiment commun chez les élites françaises. Isaac La Peyrère, l’initiateur du toponyme « Nouveau-danemark », ne semble pas mieux disposé à l’égard des sujets de Sa Gracieuse Majesté. Relatant l’expédition d’henry Hudson de 1610-1611, le diplomate fait dans le sarcasme : « Il s’était perdu dans cette navigation et l’on n’a jamais su comment. Il est certain que s’il eut l’audace d’icare à voler par une route inconnue, ses plumes se gelèrent plutôt qu’elles ne se fondirent, dans cette hardie entreprise ». Le maintien d’un mythe géographiq­ue sur une longue période est parfois dû à sa fonction politique. Le Nouveau-danemark dénie à l’angleterre son hégémonie sur le nord de l’amérique. C’est une bravade française.

UNE MALÉDICTIO­N

Tout comme le toponyme a survécu longtemps au départ des Danois, la malédictio­n entourant cette expédition semble s’être maintenue quelque temps à l’embouchure de la rivière Churchill. Dans sa Relation du Détroit et de la Baie d’hudson (1720), Nicolas Jérémie (16691732), interprète et commis aux postes du Domaine du roi et à la baie d’hudson jusqu’en 1714, relate un épisode désastreux suivant le retour de Jens Munk en Europe. Ce récit implique d’infortunés autochtone­s dont Nicolas Jérémie ne précise pas s’il s’agit d’inuits, d’athapascan­s ou d’algonquins, mais desquels il tient le dénouement transmis oralement sur plusieurs génération­s : « Les sauvages furent bien étonnés l’été suivant, lorsqu’ils arrivèrent dans ce lieu de voir tant de corps morts et des gens dont ils n’en avaient jamais vu de semblables. La terreur s’empara d’eux et les obligea de prendre la

fuite, ne sachant que s’imaginer en voyant un tel spectacle. Mais, lorsque la peur eut fait place à la curiosité, ils retournère­nt dans le lieu où ils auraient fait, selon eux, le plus riche pillage qui jamais ait été fait. Mais malheureus­ement, il y avait de la poudre, dont ils ne savaient pas les propriétés ni la vertu ; ils y mirent imprudemme­nt le feu qui les fit tous sauter, brûla la maison et tout ce qui était dedans de manière que les autres qui vinrent après eux ne profitèren­t que des clous et autres ferrements qu’ils ramassaien­t dans les cendres de cet incendie » (3).

Au Canada, il ne subsiste aucun des toponymes employés par Jens Munk. « Nouveau-danemark » a perduré jusqu’au début du XIXE siècle, mais exempt de toute prétention danoise sur ces territoire­s. Ironiqueme­nt, Gordon Point a été nommé en 1948 en l’honneur d’un des deux pilotes anglais de Jens Munk, en partie responsabl­e de la tragédie. L’île Jens Munk et l’île danoise au Nunavut, ainsi que la rivière Munk, également nommées au XXE, entretienn­ent le souvenir de la funeste expédition danoise dans la baie d’hudson.

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5. LE NOUVEAU MEXIQUE ET LA FLORIDE Le géographe Nicolas Sanson s’accroche à une « Floride française » (1679) perdue depuis un siècle.
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