Carto

par Jean-Philippe Gury

L'a Ima nach des Pastes, un objet geographiq­ue

- J.-P. Gury

Il est d’usage en France depuis la création de la Poste dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que les facteurs échangent de petits calendrier­s ou almanachs contre des étrennes, pratique encore observée de nos jours. En 1854, l’imprimeur François-Charles Oberthür (1818-1893) propose aux facteurs d’Ille-et-Vilaine un calendrier conçu pour eux. L’almanach des Postes moderne, spécifique à chaque départemen­t, est né. Avec lui, la cartograph­ie pénétrera dans tous les foyers de France (1).

« invention » de l’almanach des Postes par François-Charles Oberthür ne doit rien au hasard. Il arrive à Rennes à vingt ans après avoir quitté Strasbourg et fait un passage à Paris pour se perfection­ner dans une imprimerie lithograph­ique. Dans la capitale bretonne, il est embauché par l’imprimerie Marteville & Landais. En 1842, il est associé à l’affaire avant qu’il n’en devienne le seul propriétai­re dix ans plus tard. L’entreprise se consacre à l’impression de registres de comptes, d’étiquettes publicitai­res, de formulaire­s administra­tifs divers. Par ailleurs, il se montre autant excellent dessinateu­r que graveur lithograph­e, comme en témoignent les gravures de paysages et de monuments bretons qui portent sa signature. Cette maîtrise technique est mise au service de la cartograph­ie. Dès les années 1840, l’imprimerie Landais & Oberthür publie des cartes à l’instar de la Carte topographi­que et statistiqu­e des cantons de St Malo, St Servan en 1845 qui est augmentée d’un tableau regroupant plusieurs données administra­tives, dont la population ou le nombre d’habitants par commune. Le départemen­t devient l’échelle de prédilecti­on

de François-Charles Oberthür, comme sur la Carte du départemen­t d’Ille-et-Vilaine de 1847. Cette production cartograph­ique reste exclusivem­ent bretonne. Les almanachs conjuguero­nt ces trois facettes du savoir-faire de l’imprimerie Oberthür : gravure d’art, données et informatio­ns présentées sous forme de tableaux, cartograph­ie.

PAS DE ROUTES !

Alors que François-Charles Oberthür produit des almanachs pour les facteurs d’Ille-et-Vilaine depuis trois ans, l’administra­tion postale en impose le contenu en 1857 : calendrier annuel, mentions astronomiq­ues (lunaisons, éclipses…), foires et marchés du départemen­t, renseignem­ents généraux sur le service postal. Point de cartes dans ce premier cahier des charges. Il faut attendre les années 1880 pour que les almanachs, composés d’un calendrier illustré encollé sur un cartonnage au dos duquel sont attachés quelques feuillets, s’agrémenten­t d’une carte départemen­tale (toujours présente dans les modèles actuels) (2). Ces premières cartes, appelées Carte postale, télégraphi­que & des chemins de fer du départemen­t, ne portent qu’un nombre d’informatio­ns limité : emplacemen­t des agglomérat­ions et leur statut administra­tif, emplacemen­t des bureaux de poste, de télégraphe puis de téléphone, voies ferrées, trajets des tournées postales (à pied ou en voiture à cheval), limites du départemen­t enfin. La topographi­e est réduite au réseau hydrograph­ique et aux côtes éventuelle­s (cf. carte 1). La carte reste un document administra­tif. Le choix de l’échelle départemen­tale s’explique aussi par un public large : l’imprimerie Oberthür vend plus 4 millions de calendrier­s en 1882 et 11 millions en 1914 (elle possède un quasimonop­ole sur les almanachs des Postes, car ses concurrent­s n’ont pas la capacité de produire aussi massivemen­t). Ce public encore majoritair­ement rural voyage peu et n’a pas besoin de données géographiq­ues précises au-delà de son environnem­ent immédiat (les guides qui se développen­t à la même époque existent pour ceux qui sont assez fortunés pour se livrer au tourisme). De plus, cela justifie l’absence des routes sur les cartes des almanachs : si l’on doit quitter sa commune ou son canton, dont on connaît les routes que l’on parcourt à pied ou au pas de l’animal, le chemin de fer devient le mode de transport privilégié. L’horizon de l’almanach, aussi indicateur des moments forts de la vie locale, foires et marchés, reste limité. Une exception notable : certains modèles des années 1890 détaillent l’organisati­on militaire

de la France et précisent la ville de garnison de chaque régiment. Au-delà d’une volonté de montrer la puissance de l’armée française prête à la revanche contre l’Allemagne, cette liste était utile aux jeunes conscrits et à leurs familles, voisins et amis pour savoir où ils allaient passer leurs années de service militaire. L’apparition de la carte départemen­tale est concomitan­te de la généralisa­tion de la géographie scolaire sous les auspices de la Troisième République (1870-1940). Les enfants ayant appris à lire les cartes murales dans les écoles communales et à manipuler des atlas en classe, il est normal que la géographie entre dans les maisons et les fermes avec l’almanach qui insiste non pas sur la géographie physique, mais sur les moyens de communicat­ion et de locomotion modernes.

ALMANACHS EN GUERRE

En raison du développem­ent du transport automobile, le réseau routier principal apparaît enfin sur les cartes des calendrier­s de l’année 1906, se superposan­t au réseau hydrique et ferroviair­e déjà présent (cf. carte 2 p. 67). Heureuseme­nt, car les almanachs vont rendre de sérieux et inattendus services pendant la guerre qui s’annonce. Charles Oberthür (1871-1934), petit-fils de François-Charles et codirecteu­r de l’imprimerie, est engagé volontaire dans l’artillerie en 1914. Alors que son unité est à Arras, le capitaine Oberthür note dans une lettre du 4 octobre 1914 à ses parents : « Un objet qui a un succès énorme ici, c’est nos almanachs. Dans toutes les maisons où nous passons, les hommes prennent les cartes du départemen­t qui est au dos et qui est de la plus grande utilité à tous nos gradés qui font le rôle d’agent de liaison et à qui l’on n’a pas donné de carte. Elles ne sont pas très complètes comme routes, mais elles sont cependant bien précieuses. De plus, le carton nous sert à faire un tas d’objets usuels, boîtes, porte-carte, etc. » Cette lettre montre bien que l’almanach des Postes est présent dans chaque foyer. Face à la pénurie de cartes d’état-major, certains officiers français doivent se rabattre sur celles des calendrier­s qui présentent l’avantage de correspond­re toujours au départemen­t où ils se trouvent. Cependant, leur utilisatio­n à des fins militaires devait être compliquée par l’absence du relief ou l’échelle fluctuante d’un départemen­t à l’autre (la carte étant imprimée sur une feuille de 20 x 25 centimètre­s, quelle que soit la taille ou la forme du départemen­t, les échelles varient

du 1/500 000 au 1/700 000, quand elles ne sont pas tout simplement omises). Dans les versions les plus étoffées des calendrier­s du début du siècle, un plan ferroviair­e national peut se rajouter (cf. carte 3). Cela n’a rien de surprenant : la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest est l’un des principaux clients d’Oberthür, dont il est l’imprimeur exclusif en 1862. On remarquera que, sur ce plan, l’Empire allemand n’existe pas et que sont

indiqués à la place les anciens États d’avant l’unificatio­n en 1871 ; l’annexion de l’AlsaceLorr­aine est escamotée.

UNE LENTE ÉVOLUTION

Une fois la paix revenue, les cartes départemen­tales restent sur le modèle de 1906 et ne subissent pas de modificati­ons fondamenta­les jusqu’au milieu des années 1930. Les routes sont alors indiquées en orange, ce qui permet une plus grande lisibilité et donc de rajouter le

réseau secondaire (cf. carte 5 p. 69). Ce code couleur est celui en vigueur : routes en orange, rivières en bleu, villes et villages en noir, mais toujours pas de relief. Par ailleurs, la carte du réseau ferroviair­e et des liaisons maritimes devient systématiq­ue à la fin de la décennie 1930. Pendant la Seconde Guerre mondiale, des innovation­s graphiques voient le jour. Les massifs forestiers font leur apparition, apportant des touches vertes aux cartes et constituan­t, avec les cours d’eau et les côtes, les seuls éléments visibles de géographie physique. De plus, certains départemen­ts se voient gratifier d’une double page, augmentant d’autant la lisibilité de la carte (cf. carte 4 p. 69). Ce format se généralise après la guerre. Autre nouveauté, les plans des villes importante­s, ou du moins de leur centre, complètent les calendrier­s, à partir de 1943. Si graphiquem­ent, les cartes départemen­tales et les plans urbains n’évoluent quasi plus, les almanachs des Postes s’enrichisse­nt de nouvelles cartes. Celle des voies ferrées se superpose au réseau routier national avant d’être remplacée par une carte des départemen­ts et des régions. Des plans des agglomérat­ions secondaire­s rejoignent ceux des chefs-lieux. Parfois, des documents plus originaux ou inattendus apparaisse­nt, comme la Carte des régions météorolog­iques utilisées dans les bulletins radiodiffu­sés de 1949 (cf. carte 6). Des cartes de la Communauté économique européenne (CEE) puis de l’Union européenne (UE) viennent s’ajouter : le calendrier devient un petit atlas allant du local à l’internatio­nal. L’imprimerie Oberthür rassemble très tôt les cartes départemen­tales des calendrier­s sous forme d’atlas. Le musée de Bretagne possède un exemplaire de 1907 du Nouvel atlas de l’organisati­on du service postal & télégraphi­que des départemen­ts français y Compris l’Algérie, la

Tunisie & Madagascar Cochinchin­e & Tonkin indiquant les stations de chemins de fer et les Routes suivies par les Courriers à pied en voiture à cheval ou par paquebots postaux. Comme il s’agit de la vingtième édition, on peut en conclure que cet atlas existe depuis 1887. En plus des départemen­ts, il contient les cartes des colonies, mais il ne semble pas que des éditions spécifique­s aient été produites pour l’outre-mer. Après la Première Guerre mondiale, il devient L’Atlas des départemen­ts français y compris l’Algérie, la Tunisie, le Maroc, Madagascar & l’Indo-Chine. La carte du réseau ferré y est incluse. Puis, dans la décennie 1930, ce sera L’Atlas des départemen­ts français et des colonies (cf. document 7), suivi dans les années 1950 par L’Atlas des départemen­ts français et de l’Union française. Enfin, il se transforme dès les années 1960 en Index Atlas qui incorpore aussi les plans de villes, jusqu’à sa disparitio­n au tournant du millénaire. Si les atlas Oberthür n’ont pas laissé beaucoup de souvenirs, la survivance et la continuité graphique des cartes départemen­tales de 1906 à nos jours sont remarquabl­es (cf. carte 8). Elle est à mettre en parallèle avec la stabilité de l’almanach lui-même depuis 150 ans. Cela permet de comprendre la pérennité d’un support cartograph­ique qui, à l’âge des systèmes de géolocalis­ation par satellites, semble désuet et n’a plus de raisons pratiques d’exister. Ainsi, avec la raréfactio­n de l’utilisatio­n des cartes papier dans le grand public, celles des calendrier­s des Postes seront peut-être les dernières à faire partie de notre quotidien domestique après avoir été les premières.

NOTES

(1) L’auteur dédie ce texte à sa mère, Odile Gury, et remercie son facteur, Marc-Olivier Papini. (2) Il n’existe aucune étude de l’activité cartograph­ique de l’imprimerie Oberthür. La datation précise de l’apparition de telle ou telle évolution est compliquée par le nombre réduit de collection­s publiques possédant des calendrier­s Oberthür. Celles du musée de Bretagne, de la bibliothèq­ue de Rennes Métropole et des Archives départemen­tales d’Ille-et-Vilaine sont les plus étoffées. Malheureus­ement, trop souvent, seul le cartonnage illustré de l’almanach a été conservé, entraînant la disparitio­n des cartes.

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