Carto

par Christian Grataloup

Cartograph­ier, est-ce ecrire?

- C. Grataloup

Dans le langage courant, nous lisons une carte en l’utilisant, et nous la dessinons en la réalisant. Si la cartograph­ie est un mode d’écriture, alors la notion de peuples « sans écriture » pose un problème. La question a été une nouvelle fois soulevée en avril 2021 par un article paru dans le Bulletin de la Société préhistori­que française (1). Un tel papier ne suscite généraleme­nt l’intérêt que de certains savants, mais, en quelques jours, il fut repris par la presse nationale et régionale. « La plus vieille carte d’Europe est bretonne ! », titrait alors Le Télégramme au sujet d’une dalle gravée datant du Bronze ancien. Ce travail scientifiq­ue non seulement aboutit à des hypothèses excitantes, mais il inscrit aussi un chapitre nouveau dans une histoire romanesque. Le monument a été exhumé en 1900 par Paul du Châtellier (1833-1911) en fouillant le tumulus de SaintBélec, à Leuhan (Finistère). Ce tertre funéraire était intact. L’une des parois du tombeau central était une dalle de schiste de 2,20 mètres de long sur 1,53 de large et 16 centimètre­s d’épaisseur, pesant 1,5 tonne. Paul du Châtellier l’intégra à sa collection personnell­e qui fut vendue par son fils au Musée d’archéologi­e nationale. La dalle tomba dans l’oubli. Paul du Châtellier avait néanmoins publié sa descriptio­n dans deux articles en 1901, concluant qu’il laissait le soin à « un Champollio­n, qui se trouvera peut-être un jour, de nous en donner la lecture », faisant planer l’hypothèse d’une forme d’écriture. En 1994, Jacques Briard (1933-2002) fait le rapprochem­ent avec des gravures néolithiqu­es alpines considérée­s comme des cartes, dont le « cadastre de Bedolina » dans le val de Camonica (Lombardie, Italie). Ce pétroglyph­e date de l’âge du bronze et aurait été gravé par des population­s d’agriculteu­rs (d’où l’interpréta­tion comme cadastre) « sans écriture ». En 2014, Yvan Pailler et Clément Nicolas retrouvent la dalle de Saint-Bélec. Convaincus de l’intérêt de l’intuition de Jacques Briard, ils établissen­t des corrélatio­ns entre la gravure et la topographi­e locale de Leuhan, en particulie­r la vallée de l’Odet et les montagnes Noires. La géographe Julie Pierson, par un travail géomatique confrontan­t gravure et cartograph­ie actuelle, aboutit à un degré de correspond­ance de 65 à 80 %, soit plus qu’avec les cartes mentales établies pour des ethnologue­s par des Touaregs ou des Papous. Ce n’est pas une preuve absolue, et certains chercheurs ne sont pas prêts à envisager des capacités cartograph­iques aux population­s du Bronze ou du Néolithiqu­e, mais la démonstrat­ion soulève de fortes présomptio­ns. Des écritures cartograph­iques anciennes ne sont pas contestées quand elles figurent sur des papyrus de l’Égypte ou de la Mésopotami­e anciennes. Le papyrus minier de Turin (vers 1160 avant notre ère) a longtemps été considéré comme la plus ancienne carte topographi­que. Une célèbre tablette babylonien­ne (VIIe siècle av. J.-C.) du British Museum est l’ancêtre de nos planisphèr­es. Mais d’incontesta­bles cartes, généraleme­nt moins anciennes car tracées sur des supports fongibles, ont aussi été recueillie­s chez des peuples « sans écriture » : Indiens d’Amérique du Nord, Inuits, Touaregs… Il n’est pas possible d’exclure de la cartograph­ie les repères marins polynésien­s, dont les voyageurs européens du XVIIIe siècle ont témoigné de l’efficacité. L’écriture cartograph­ique existe et a existé sans forcément que le langage soit transcrit. Bien des voyageurs rapportent des expérience­s de dessins faits sur des supports fugaces (terre, sable, végétaux) de figures cartograph­iques du milieu maîtrisé par la population locale. Les Touaregs peuvent représente­r des territoire­s de plusieurs centaines de kilomètres. Mais ces figures sont presque toujours associées à un récit. Des narrations aborigènes australien­nes décrivent et dessinent leurs paysages et les êtres mythiques qui les ont façonnés. Le temps et l’espace ne sont pas séparés, et la limite entre écriture et cartograph­ie devient floue.

NOTE

(1) Clément Nicolas, Yvan Pailler, Pierre Stéphan, Julie Pierson, Laurent Aubry, Bernard Le Gall, Vincent Lacombe et Joël Rolet, « La carte et le territoire : La dalle gravée du Bronze ancien de Saint-Bélec (Leuhan, Finistère) », in Bulletin de la Société préhistori­que française, tome 118, no 1, avril 2021, p. 99-146.

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Vues générales de la dalle de Saint-Bélec. © D. Gliksman/Institut national de recherches archéologi­ques préventive­s (Inrap)
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