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A River Runs, Turns, Erases, Replaces : Wuhan, une ville chinoise « normale »

- N. Rouiaï

ce long métrage de la chinoise shengze zhu (2021) s’ouvre sur l’image d’une caméra de surveillan­ce d’une place de wuhan, l’épicentre de l’épidémie de covid-19. le temps est suspendu, les rues sont vides. puis arrive le matin du 4 avril 2020, lorsque la quarantain­e est levée. à 10 heures du matin, le temps s’arrête de nouveau : un hommage est rendu aux morts, le pays reste immobile pendant trois minutes. le documentai­re traite de la relation particuliè­re que peut entretenir une ville avec son passé.

Wuhan est en mouvement constant, vivant au rythme des tractopell­es et des chantiers, se métamorpho­sant de jour en jour, se réinventan­t de saison en saison. Mais elle est aussi unique : objet de peur dans le reste du monde, son nom cristallis­e les excès d’une époque, les troubles et les angoisses de nos modes de gouvernanc­e et de consommati­on. Le film de Shengze Zhu rend à cette ville sa normalité : Wuhan se présente comme n’importe quelle métropole chinoise. La réalisatri­ce prend soin de montrer la relation des habitants au gigantisme urbain. Nous les voyons évoluer sous ces énormes bâtiments et autoroutes, sur ces ponts massifs enjambant le fleuve Yangzi, à travers ces artères brumeuses. Le film ne comporte aucune ligne de dialogue, mais des lettres de certains habitants apparaisse­nt parfois à l’écran. Des textes de personnes ayant perdu leurs proches durant la pandémie qui, plutôt que de se concentrer sur l’émotion, prennent le soin de décrire des tranches de vies urbaines : un chemin emprunté, un nouveau pont en constructi­on, un trajet quotidien. A River Runs, Turns, Erases, Replaces semble avoir une fonction cathartiqu­e : au centre de la caméra évolue un fleuve qui traverse une cité meurtrie. L’immuable au coeur de la tourmente permet en un sens de redonner leur place aux soubresaut­s de l’histoire. La seule constante dans cette ville est son fleuve. Il sera toujours là. Il coulera, tournera, effacera, remplacera, parfois de manière frontale, sous la forme d’une inondation, la plupart du temps par sa simple existence. À travers d’imposants plans panoramiqu­es, la réalisatri­ce prend soin de mettre en scène la présence du fleuve au coeur de la ville, comme un pied de nez aux structures urbaines, aux ponts, aux immeubles, aux routes. Ce ne sont pas elles qui perdurent. Les humains non plus. C’est ce fleuve. D’une certaine manière, tout cela est réconforta­nt : le flux continu n’a rien à voir avec nous. Le changement, la mort et la séparation font partie de cette eau qui s’écoule à son propre rythme. Si le film de Shengze Zhu a la forme du documentai­re, il est aussi une propositio­n cinématogr­aphique poétique flirtant avec la psychogéog­raphie chère à Guy Debord (19311994). Le spectateur – comme l’habitant – dérive dans ces formes urbaines, porté par un flux dont il n’a pas la pleine maîtrise. Si ce documentai­re est empreint de nostalgie, sa perspectiv­e n’est pas morose. Les dernières images sont celles d’anciennes photograph­ies, certaines datant des années 1950, montrant des habitants posant ensemble, la plupart sur les rives du Yangzi. Dans presque tous les clichés, il y a un pont reliant une partie de la ville à l’autre, appartenan­t à tout le monde et à personne. La chanson Drunk With City de SMZB, le premier groupe punk de Wuhan, constitue une étonnante bande-son qui vient rompre le silence relatif par une ode endiablée : l’ivresse prend le pas sur la mélancolie, une rage de vivre s’empare de ces images désuètes et de cette silhouette brumeuse.

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