« La question du corps contraint la géographie à sortir de sa zone de confort »
à l’occasion du festival international de géographie de saint-dié-des-vosges, du 1er au 3 octobre 2021, la géographe et directrice scientifique de cette 32e édition, marion tillous (université paris 8 vincennes - saintdenis), expose les enjeux propres au thème du « corps » pour la recherche et l’enseignement en géographie.
L’annonce faite en France en juillet 2021 de l’obligation de présenter un pass sanitaire pour accéder aux établissements de loisirs, à certains centres commerciaux, au train ou à l’avion rend lisible aux yeux du plus grand nombre la manière dont l’accessibilité des espaces est liée au corps. Car cela était déjà bien connu des personnes que l’on nomme « handicapées » sans autre précision, alors qu’il serait plus juste de dire « handicapées par la possession d’un attribut corporel pour lequel les espaces publics, destinés à un corps standard, n’ont pas été aménagés ». Ou bien connu des femmes, dont l’accès aux espaces et aux transports publics est limité par le harcèlement sexuel. Étudier la place occupée par les corps, c’est examiner la manière dont certains attributs corporels sont sélectionnés et chargés de sens dans le cadre d’un rapport de pouvoir de manière à le cristalliser et à le naturaliser
(donc à le reconduire). C’est s’interroger sur les normes qui facilitent ou contraignent les pratiques spatiales : jusqu’à donner le droit de fréquenter un espace public sans y risquer sa vie, notamment lorsque l’on est un jeune homme identifié « noir » ou « arabe », comme l’a rappelé l’assassinat de George Floyd aux États-Unis le 25 mai 2020. En proposant de consacrer le festival au « Corps », nous avons voulu donner la parole aux géographes sur la spatialité des dominations : de race, de genre et de sexualité, mais aussi d’âge ou de handicap ; et la classe n’est pas en reste, si l’on pense à l’habit ou au poids. La question du corps contraint certes la géographie à sortir de sa zone de confort scalaire en donnant la part belle aux échelles micros, mais elle ne s’y limite pas pour autant. Les différences de législations et de politiques publiques qu’élaborent les États sur les questions liées au corps – que l’on pense aux droits reproductifs, aux politiques sexuelles, aux moyens engagés dans la lutte contre les discriminations ou, au contraire, à l’organisation publique d’un régime raciste, sexiste homophobe et transphobe – ont des répercussions géopolitiques et provoquent des flux migratoires qui s’inscrivent dans les dynamiques de la mondialisation. À une échelle méso, l’agencement spatial des villes postapartheid et postcoloniales montre que les discriminations fondées notamment sur des attributs corporels (à commencer par la couleur de peau) organisent l’espace. Au cours de cette édition du FIG, une importance particulière sera donnée aux questions pédagogiques. D’abord pour que soient partagés et inventés des outils de transmission des savoirs mobilisant le corps, tels que les débatsmouvants empruntés à l’éducation populaire, la prise en compte des sens autres que la vue dans le rapport au paysage, la prise en compte des émotions aussi dans le rapport au terrain, ou le recours au théâtre-déclencheur et aux jeux de rôle : imaginer une discussion entre aménageurs, habitants et associations de défense de l’environnement autour d’un grand projet ; s’imposer un handicap pour comprendre par l’expérience les contraintes de l’espace public urbain. Le temps du festival sera aussi l’occasion de soulever des questions peu abordées : comment le corps de l’enseignant et celui des élèves entrent-ils en jeu dans l’apprentissage de la géographie ? Comment les mobiliser pour transmettre des savoirs et les coconstruire dans cette discipline ? Plus généralement : de quelle place l’enseignant et les élèves – garçons et filles – disposent-ils dans la salle de cours ou dans l’établissement ? Et pourquoi l’État se mêle-t-il des tenues des collégiennes et des lycéennes ?