Haïti : un pays en plein effondrement
Depuis des décennies, Haïti est paralysée par des crises multidimensionnelles qui sclérosent l’appareil d’État et plongent la population dans une situation de précarité. Alors que les violences envers les personnes se multiplient, l’assassinat du président Jovenel Moïse le 7 juillet 2021 pourrait précipiter le pays vers l’effondrement. C’est dans ce contexte qu’a eu lieu un terrible tremblement de terre le 14 août 2021. Haïti : la République du coup d’État permanent 1492 Découverte de l’île Hispaniola par Christophe Colomb qui y établit la première colonie espagnole. 1640 Les Français, notamment flibustiers et boucaniers, chassent les Anglais de l’île de la Tortue et s’y installent. 1654 Les Français arrivent sur la grande île et fondent la ville de Petit-Goâve. XVII e siècle Traite portugaise (traite transatlantique), instaurée plus tôt au XIV e, que l’Espagne et la France font perdurer sur l’île. 1687 Mise en application du « Code noir » qui vise à favoriser la culture de la canne à sucre et la traite des esclaves. 1697 À la suite du traité de Ryswick et de l’accession au trône d’Espagne d’un petit-fils de Louis XIV, l’Espagne renonce à sa possession exclusive de la colonie, qui devient alors Saint-Domingue, et officialise la division de l’île. 1777 Traité d’Aranjuez qui officialise la souveraineté de la France sur la partie ouest du territoire. La culture du sucre et du café fera la richesse de cette colonie. 1791 22 août Soulèvement des esclaves qui se transforme en processus révolutionnaire jusqu’en 1802, avec à sa tête Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines. 1804 Indépendance d’Haïti. 1822-1844 Haïti annexe la partie espagnole (orientale) de l’île, abolit l’esclavage sur l’ensemble du territoire et devient la République d’Haïti. 1844 La partie orientale de l’île proclame son indépendance sous le nom de République dominicaine. S’ensuit pour Haïti une longue période d’instabilité politique jusqu’au début du XX e siècle. 1915 Les États-Unis décident d’occuper militairement Haïti par crainte de la domination économique allemande, notamment dans le commerce maritime. 1929 Crise économique mondiale ; Haïti est très dépendante des marchés internationaux et les prix des produits haïtiens chutent. 1934 Retrait des États-Unis par manque d’intérêt économique et d’influence du pays. 1957 Après une période d’instabilité politique, François Duvalier est élu en 1957 et s’autoproclame président à vie. À sa mort en 1971, son fils Jean-Claude prend sa suite dans un climat dictatorial. 1986 Jean-Claude Duvalier est chassé du pouvoir lors de manifestations populaires et se réfugie en France. 1991 7 février Après une période d’instabilité politique, début du mandat du père Jean-Bertrand Aristide, renversé par un coup d’État des milices le 30 septembre. 1994 et 1996 Retour de Jean-Bertrand Aristide sous l’égide des États-Unis. René Préval succède à la présidence en 1996. 2000 Réélection d’Aristide. 2004 Coup d’État, dû à une insurrection populaire et à la pression des Américains, qui aboutit à un contrôle international de l’île dans le cadre de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti. 2008-2016 Scandale PetroCaribe : corruption généralisée de divers ministères et administrations (dont Jovenel Moïse) avec des centaines de millions de dollars donnés par le Venezuela. 2010 12 janvier Un tremblement de terre, de magnitude 7 environ, frappe Haïti, faisant des centaines de milliers de morts. En novembre, une épidémie de choléra causée par des Casques bleus dévaste le pays. 2021 7 juillet Assassinat du président de la République Jovenel Moïse. 14 août Un tremblement de terre de magnitude 7,2 frappe la partie sud-ouest de l’île.
H aïti est l’un des pays les plus pauvres et inégalitaires de la planète, avec près de 60 % des 11 millions d’habitants (2020) vivant avec moins de 2,5 dollars par jour, tandis que 4,4 millions d’individus ont besoin d’une assistance humanitaire, dont la moitié sont des enfants.
GÉOGRAPHIE ET PAUVRETÉ
La localisation géographique explique en partie cette situation économique. Séismes, ouragans et inondations s’abattent de manière violente et répétée sur ce petit État des Caraïbes. La plus célèbre de ces catastrophes reste le tremblement de terre du 12 janvier 2010, dont l’épicentre jouxtait la capitale, Port-au-Prince. Ce séisme aurait fait environ 250000 victimes et détruit ou endommagé plus de 300000 logements. Au total, 2,5 millions d’Haïtiens se sont retrouvés à la rue à la suite de cet événement, qui a également détruit une grande partie du réseau d’infrastructures local déjà défaillant : transports, bâtiments publics, réseaux d’assainissement et d’approvisionnement en eau et en électricité. Ce traumatisme s’est malheureusement répété le 14 août 2021, lorsque le sudouest du pays a été dévasté par un séisme d’une rare violence, de magnitude 7,2 sur l’échelle de Richter, causant plus de 2 200 morts et 12000 blessés. Les dégâts matériels sont très importants et incalculables. L’aide d’urgence a en partie été empêchée par l’ouragan Grace, rappelant que la géographie sert à apprendre des erreurs du passé. En 2010, pour de nombreux observateurs, l’aide humanitaire massive – près de 9 milliards d’euros versés par les seules institutions internationales – alors accordée à Haïti a accéléré le désinvestissement de l’État, notamment en matière de santé publique. Entre 2004 et 2018, la part du budget national alloué à ce secteur est passée de 16,6 à 4,4 %. De plus, la majorité des ONG médicales intervenues après le séisme ont quitté le pays. Dans ce contexte, les installations de santé connaissent de profonds dysfonctionnements (0,7 lit d’hôpital pour 1000 habitants en 2013) et peinent à fournir des services de base, notamment en raison du manque de personnel (0,2 médecin pour 1000 habitants en 2018) et des pénuries de médicaments, de sang et d’oxygène. Depuis 2020, la pandémie de Covid-19 fait peser une pression supplémentaire sur un secteur à l’agonie. Si la population haïtienne a d’abord été relativement épargnée par l’épidémie, la courbe des contaminations a connu une nette augmentation en 2021, alors qu’Haïti accède péniblement à la vaccination. À la suite du séisme du 14 août, le chaos a empiré dans les rues de Port-au-Prince, déjà contrôlées par des gangs surarmés.
« GANGSTÉRISASSION » DU PAYS
La répétition des crises économiques, sociales et sanitaires en Haïti est corrélée à l’instabilité politique qui règne dans le pays. Après trois décennies de dictature – François Duvalier (1957-1971), auquel a succédé son fils Jean-Claude (1971-1986) –, l’adoption d’une nouvelle Constitution laissait pourtant entrevoir quelques perspectives d’amélioration. Mais malgré la tenue d’élections libres, la vie politique est toujours demeurée chaotique, comme en témoignent le coup d’État de 1991, l’intervention militaire américaine de 1994, les missions de l’ONU (1993-2017), ainsi que les nombreuses pressions exercées par la communauté internationale en vue de « restaurer la démocratie ». Le dernier scrutin présidentiel (octobre 2015) organisé en Haïti fut entaché de fraudes massives. À la suite d’une longue crise électorale, Jovenel Moïse, ancien entrepreneur ayant fait fortune dans l’agriculture, est élu en novembre 2016. Après avoir fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille, il est rattrapé en 2019 par des affaires de détournements de fonds publics antérieurs à sa prise de
fonction. Depuis, ces accusations ont donné lieu à de nombreuses manifestations appelant à sa démission. Au début de l’année 2021, la contestation s’est vue renforcée en raison d’une controverse liée à la date de fin de mandat du président, élu un an après le scrutin annulé de 2015. L’opposition considère que son mandat devait finir en février 2021, tandis que Jovenel Moïse estimait qu’il devait se prolonger jusqu’en 2022. Cette situation politique troublée et le contexte insurrectionnel qu’elle nourrit constituent un terreau fertile pour la violence et la prolifération de gangs, dont le nombre est évalué à 95 dans la seule ville de Port-au-Prince. Depuis début 2021, les conflits entre bandes rivales se multiplient, provoquant blessures, morts et kidnappings, ainsi que des difficultés d’approvisionnement de biens essentiels en raison des fusillades et des barrages tenus par des groupes armés. Dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021, l’extrême violence qui pèse sur Haïti a pour la première fois touché le sommet de l’État, avec l’assassinat du président par un commando étranger – des mercenaires colombiens sont notamment accusés. Le 11 juillet 2021, la police a arrêté Christian Emmanuel Sanon, cerveau présumé de l’attaque ; l’objectif de cet Haïtien exilé en Floride était a priori de prendre la place de Jovenel Moïse. La succession alimente les débats, alors que des élections sont prévues en novembre 2021 et janvier 2022. Le poste de président est vacant, et un gouvernement d’intérim a été mis en place sous la direction d’Ariel Henry. Le nombre de personnes déplacées par les violences augmente. Si une partie d’entre elles prennent la direction des villes de province, beaucoup tentent de fuir à l’étranger, notamment en République dominicaine, qui partage 380 kilomètres de dyade avec Haïti. Au lendemain de l’assassinat de Jovenel Moïse, le président dominicain, Luis Abinader (depuis 2020), a ordonné la fermeture des frontières en vue de contrer l’augmentation éventuelle des flux migratoires, dans un pays où résideraient déjà près de 500 000 ressortissants haïtiens en situation irrégulière. Dans le même temps, les files de personnes désireuses de solliciter l’asile aux États-Unis s’allongent devant l’ambassade américaine de Port-auPrince. Face à un avenir qui ne cesse de s’assombrir, l’exil apparaît comme l’unique lueur d’espoir pour une partie croissante de la population haïtienne