La chronique du géohistorien
Le wax : de Batavia à Dakar via les Pays-Bas
En 1816, lorsque les Britanniques rétrocèdent Java aux Néerlandais, nul ne se doute que ce partage colonial va influencer l’élégance d’Abidjan ou d’Accra, en Afrique de l’Ouest. La domination hollandaise sur l’Insulinde vient d’être bousculée par les contrecoups des guerres européennes, en particulier la dissolution en 1799 de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), dont les possessions et l’organisation sont reprises par l’État de Hollande. Celui-ci a beaucoup de peine à rétablir l’emprise sur les sociétés javanaises autonomisées. De 1825 à 1830 se déroule la « guerre de Java ». Fils aîné du sultan de Yogyakarta, mais écarté du trône par les Hollandais, le prince Diponegoro (1785-1855) organise une guérilla qui mène la vie dure à l’armée coloniale. Simultanément, les Néerlandais doivent combattre les Padri musulmans du sud de Sumatra. Manquant de troupes, ils créent un corps de tirailleurs ghanéens. La VOC, à partir de 1598, avait évincé les Portugais de leurs bases du golfe de Guinée, relais indispensables pour la route des Indes orientales. Contre des livraisons d’armes nécessaires pour la capture d’esclaves, le roi ashanti Kwaku Dua Ier (1834-1867) offre aux Hollandais 1000 recrues et autorise l’ouverture d’un bureau d’enrôlement. Ainsi, plusieurs milliers de tirailleurs ghanéens sont utilisés par l’armée néerlandaise pour combattre les résistances dans la future Indonésie. C’est là que ces soldats africains découvrent le batik, la technique d’impression sur étoffe : le tissu est enduit de cire (wax en anglais) qui est enlevée dans les parties à teindre selon des figures sophistiquées, processus répété pour chaque couleur. Sont ainsi produites des étoffes réversibles, à la différence des impressions sur un seul côté. Les tirailleurs qui ont la chance de rentrer au pays rapportent des batiks dont le succès est immédiat. Cette demande n’échappe pas aux commerçants anglais et néerlandais. Sont créées des usines croisant la technique du batik et la perrotine, machine d’impression multicolore par plaques inventée par le Français Louis Perrot (1798-1878) en 1831. Les tisseurs de Manchester donnent son nom au produit, mais c’est un industriel néerlandais, Pieter Fentener van Vlissingen (1826-1868), qui s’impose sur ce marché nouveau. En 1844, il hérite de la manufacture d’impression sur coton créée par son père à Helmond et la transforme grâce à la connaissance du batik due à son oncle, planteur de canne à sucre à Java. Le succès est immédiat, y compris sur le marché javanais. L’entreprise P. F. van Vlissingen & Co (de nos jours Vlisco) exporte partout dans le monde. Si l’Europe n’échappe pas à la fascination du wax, c’est en Afrique que la demande est la plus forte. Les couleurs vives et la tenue des étoffes ont la réputation de sublimer la beauté, féminine comme masculine. La possibilité de motifs complexes permet de faire dire aux boubous et aux pagnes un nombre considérable de messages, parfois explicitement (« Votez pour »…), parfois de manière plus subliminale (les implicites sexuels sont nombreux). Des rouleaux de wax conservés dans des coffres peuvent servir de thésaurisation ou de dot. Leur commerce a enrichi nombre de commerçantes, les « Nanas Benz », qui sont les vraies décideuses en matière de motifs. Beaucoup de wax sont produits en Afrique, surtout dans les pays du golfe de Guinée, ce qui permet d’adapter les dessins à des modes en évolution. Mais Vlisco reste la productrice des wax les plus recherchés (et les plus chers), et les dessinateurs de motifs hollandais gardent la haute main sur les motifs africains prestigieux. Certains dessins classiques considérés comme typiquement africains tirent une lointaine origine des imprimés floraux javanais. Revanche asiatique, l’entreprise hongkongaise Cha est en train de supplanter Vlisco.