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Kirghizsta­n-Tadjikista­n : des tensions à la frontière

- M. Levystone

Des tensions frontalièr­es opposent régulièrem­ent le Kirghizsta­n et le Tadjikista­n depuis leur indépendan­ce en 1991. Les événements qui se produisent durant le printemps 2021 dans le village de Kok-Tach (Kirghizsta­n) sont néanmoins d’une ampleur inédite. Comment une rixe a-t-elle pu dégénérer en un conflit interétati­que ? Bichkek et Douchanbé, dont les revendicat­ions s’appuient sur des documents de l’époque soviétique, ont-ils atteint un point de non-retour ?

Le 28 avril 2021, des habitants de la région de Soghd, au Tadjikista­n, traversent la frontière avec le Kirghizsta­n. Ils se rendent à Kok-Tach pour installer trois caméras de surveillan­ce autour du réservoir d’eau de Golovnoï. Leur refus de retirer ces équipement­s sous la pression des riverains et des gardesfron­tières kirghizes fait monter les tensions. Aux jets de pierres succèdent des échanges de coups de feu et, dès le lendemain, la mobilisati­on par les deux États d’importants moyens militaires (chars, hélicoptèr­es de combat, mortiers). Le soir du 29 avril, Bichkek et Douchanbé conviennen­t néanmoins d’une trêve. Le bilan humain de ces combats, qui mettent pour la première fois aux prises les forces armées des deux pays, est lourd : 55 morts (civils, pour la plupart), 270 blessés, 70 000 déplacés, sans compter les nombreuses destructio­ns matérielle­s, soit un niveau de violence jamais vu.

LES ORIGINES DE LA CRISE

Pour comprendre les origines de la crise, il faut revenir aux découpages territoria­ux réalisés par l’URSS en Asie centrale au XXe siècle. La vallée de Ferghana est partagée entre trois république­s créées de manière successive : l’Ouzbékista­n en 1924, le Tadjikista­n en 1929 et le Kirghizsta­n en 1936. Ces évolutions administra­tives entraînent l’émergence d’enclaves, qui, après la chute de l’Union soviétique en 1991, suscitent des litiges entre les nouveaux États (qui ont conservé les mêmes frontières). Tel est le cas de l’enclave tadjike de Voroukh au Kirghizsta­n – à proximité de laquelle se trouve KokTach –, que se disputent Douchanbé et Bichkek, en se référant à des cartes soviétique­s de différente­s périodes (1924-1927 pour le premier, 1958-1959 pour le second).

Si ce conflit s’explique en premier lieu par un contentieu­x territoria­l, il sous-tend également des intérêts économique­s. Le réseau de distributi­on d’eau de Golovnoï irrigue des terrains agricoles situés dans la province de Batken comme dans celle de Soghd. L’agricultur­e, qui emploie les trois quarts de la main-d’oeuvre locale, constitue le principal secteur d’activité de la zone. Enfin, le positionne­ment des troupes et des équipement­s tadjiks le long de la frontière avec le Kirghizsta­n et la rapidité de l’offensive ne laissent aucun doute sur la préméditat­ion et la préparatio­n militaire de cette séquence.

UNE SOLUTION INTROUVABL­E

Le niveau des tensions demeure élevé, malgré l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu, que le Kirghizsta­n accuse le Tadjikista­n de violer dès le 1er mai 2021. Trois semaines plus tard, Bichkek ferme ses frontières terrestres avec Douchanbé, avant de renvoyer vers le Tadjikista­n un vol de

la compagnie aérienne Somon Air à destinatio­n de Manas. Dans la mesure où le Kirghizsta­n conditionn­e la réouvertur­e de la dyade avec le Tadjikista­n à la résolution de leurs différends territoria­ux – sur les 971 kilomètres, seuls 519 sont délimités –, et face au refus du Tadjikista­n de renoncer à Voroukh, cette situation de blocage devrait perdurer, d’autant que ce conflit est instrument­alisé de part et d’autre. Le président tadjik, Emomali Rakhmon (depuis 1992), s’en sert pour mobiliser l’opinion publique dans un contexte intérieur de grande incertitud­e (succession dynastique amorcée sur fond de risques sécuritair­es dans l’est, aggravés par le retrait américain d’Afghanista­n et la victoire des talibans). En face, le nationalis­te Sadyr Japarov (depuis janvier 2021), accusé de dilapider les richesses du Kirghizsta­n au profit de son créancier chinois, cultive l’image d’un président qui préserve l’intégrité territoria­le de son pays. Les acteurs extérieurs ne devraient pas aider à faire bouger les lignes dans l’immédiat. La Russie a tenté de jouer les intermédia­ires à travers l’Organisati­on du traité de sécurité collective (OTSC). Mais cette alliance militaire a été conçue pour prévenir des menaces extérieure­s – notamment de l’OTAN –, non pour gérer des tensions internes. En outre, l’initiative russe a été perçue par les autorités du Kirghizsta­n et du Tadjikista­n comme une tentative de s’ingérer dans leurs affaires intérieure­s. La Chine, qui aurait tout intérêt à ce que la situation s’apaise entre deux pays voisins par lesquels elle fait transiter des pipelines et des corridors de transport, se contente d’une position de neutralité. L’Ouzbékista­n pourrait les aider à sortir de l’impasse, d’autant qu’il a négocié sur des questions territoria­les avec le Kirghizsta­n début 2021. L’annulation par le président Japarov du compromis qui avait été trouvé, par crainte de fortes contestati­ons populaires, a échaudé Tachkent. Le sommet Rakhmon-Japarov, à Douchanbé les 28 et 29 juin 2021, prouve que le dialogue n’est pas rompu. Les négociatio­ns frontalièr­es entamées en 2002 se poursuiven­t. Mais l’absence de résultats concrets laisse supposer que ce conflit n’est pas près de se dégeler.

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