La cartographie du parcours migratoire : objet heuristique et défis méthodologiques
Les tentatives de représentation du parcours migratoire montrées ici se déploient sur deux espaces : les routes transsahariennes et celles des Balkans. Connectées, elles constituent des axes de circulation empruntés par des personnes se dirigeant a priori vers l’Union européenne (UE). Leur dynamique est analysée du point de vue des acteurs principaux de la migration : les migrants eux-mêmes, qui s’y déplacent, les animent et les font évoluer.
Explorer le parcours migratoire implique de reconstituer un fragment de vie. Pour ce faire, nous avons privilégié la parole des migrants, médiée par le récit migratoire. Afin d’éviter les écueils relatifs à son usage – celui, par exemple, d’écouter une histoire déjà racontée, notamment auprès des institutions chargées du droit d’asile –, nous avons fait le choix d’éliciter cette parole sur les « routes » de la migration. La richesse d’un récit tient à l’engagement de la subjectivité de la personne. Livrer le récit d’un fragment de son histoire, en formulant ses représentations et ses interprétations, ne constitue pas un acte simple. Dire cela, c’est réaffirmer l’importance du contexte ainsi que de la relation entre celui qui s’exprime et celui qui écoute.
DU RÉCIT À LA CARTE
Une fois le corpus de récits migratoires réalisé, comment réaliser le passage de la parole à la carte ? Le document 2 figure plus de 240 histoires et biographies migratoires collectées auprès de mineurs sur les routes transsahariennes. Le parcours migratoire peut être vu comme un graphe attribué où les arcs se réfèrent aux segments d’itinéraires et les lieux aux noeuds ; ensemble, ils constituent une étape. Selon cette proposition méthodologique, les itinéraires sont dessinés et qualifiés par les modes de déplacement. Les lieux sont renseignés par les ressources disponibles et les dispositifs de contrôle appliqués. Les informations portées sur chaque noeud et les segments qui les relient, bien qu’agrégées, ne visent pas l’exhaustivité. Elles informent néanmoins sur les étapes et la chronologie du parcours migratoire, et donnent à découvrir les lignes de tension et les terrains de vulnérabilité. Le document 1 figure les premières étapes du parcours de Dioma, un jeune Sénégalais rencontré et écouté la première fois dans le camp pour demandeurs d’asile de Krnjaca, à
Belgrade (Serbie), en décembre 2015, et une seconde fois dans un café à Paris un an plus tard. Cette représentation, composée de trois bandeaux, figure de haut en bas : les différents extraits du récit, à partir desquels la légende a été construite ; la fabrique mentale du parcours, soit les éléments pris en compte pour prendre des décisions ; le parcours effectif, c’est-à-dire ce qui relève de la mise en oeuvre du déplacement dans le temps et dans l’espace.
RENDRE VISIBLE L’APPARENTE INCOHÉRENCE DU VÉCU
Par leurs récits, les migrants livrent leur histoire en prenant appui sur une sélection de lieux, choisis pour leur place et leur signification dans les parcours, et des mots qui désignent les objets et représentent le vécu subjectif. Pour rendre compte de cette expérience, la cartographie opère comme un outil heuristique. Elle donne de la visibilité et de l’ordre à l’incohérence apparente des faits et rend accessible la complexité des phénomènes étudiés. Elle permet d’organiser de façon logique et signifiante les informations et permet de comprendre l’épaisseur humaine et la dimension probabiliste des processus à l’oeuvre sur les routes de la migration. La carte traduit la capacité d’un passage fluide et articulé d’un champ de ressources et de compétences à un autre, sans gommer les aspérités d’un chemin non linéaire fait d’arrêts, de ruptures et de bifurcations. L’objectif est de saisir et de rendre visible la fragilité tangible et la continuité des parcours migratoires. Cela pose un nouveau défi méthodologique : dépasser la seule dimension spatiale, en prenant mieux en compte les temporalités et les émotions qui constituent les leviers du cheminement et confèrent aux parcours une parenté d’inspiration, de transgression et d’invention, au-delà de la singularité de chacun. Renouvelant la cartographie, l’ontologie informatique est une voie à explorer.