Le Neptune françois : splendeur et désuétude
Paru en 1693, le Neptune françois est l’atlas maritime officiel des côtes françaises au XVIIIe siècle. Plusieurs membres de l’Académie des sciences et les ingénieurs les plus expérimentés sont mobilisés par les autorités pour représenter fidèlement le littoral occidental du royaume. L’ouvrage est si somptueux qu’il est plagié immédiatement. Mais il est boudé par les marins et marqué dès sa sortie du sceau de la désuétude et de l’imprécision.
En 1662, Jean-Baptiste Colbert (16191683) charge le commissaire général des fortifications, Louis-Nicolas de Clerville (1610-1677), de cartographier les côtes de l’ouest de la France. Ces travaux doivent servir à sécuriser la navigation, à mieux protéger militairement le littoral du royaume et à appuyer la prise de décision quant aux aménagements à y apporter. Les cartes qu’il réalise et les topographies qu’il supervise ont le mérite d’être tracées à plus grande échelle que les précédentes, mais sont entachées d’imprécisions.
UN PROJET MODERNE
Après la mort de De Clerville en 1677, Colbert ordonne de recommencer le travail. Le chantier peut s’appuyer sur des travaux préexistants. À partir de 1670, l’ingénieur de la Marine, Denis de La Voye (16??-1708), trace les côtes de Bretagne avec une fidélité alors inégalée (cf. carte 1). Il innove, en ne représentant plus simplement les dangers pour la navigation, mais en mettant également en évidence sous forme de lignes pointillées les chenaux sûrs. Il emploie aussi un ensemble de symboles relatifs aux sables, aux zones vaseuses et aux roches selon qu’ils sont susceptibles de se découvrir ou pas. De 1670 à 1677, La Favolière (?), ingénieur des fortifications originaire de La Rochelle, cartographie les côtes de Poitou, d’Aunis et de Saintonge (cf. carte 2 p. 68). En 1906, le géographe Charles Passerat (1876-1911) écrit à propos de ces relevés : « Si l’on transforme en courbes bathymétriques les chiffres de la carte, on obtient une représentation des fonds marins tout à fait comparable à celle que donnent les cartes actuelles » (1). Eu égard à l’importance stratégique de ce type de document, les cartes des deux ingénieurs demeurent secret d’État et ne sont consultées pendant près de vingt ans que par les plus hautes autorités. La grande mission cartographique commandée par Colbert bénéficie en partie des innovations les plus modernes. Elle reprend notamment la méthode mise au point par Jean-Dominique Cassini (1625-1712) consistant à baser les mesures astronomiques sur les éclipses des satellites de Jupiter. Des membres de l’Académie des sciences sillonnent les côtes de France pour effectuer ces mesures. Les cartes reproduisent le territoire à une échelle de 1:100 000 et indiquent les relevés de sondes à marée la plus basse possible, c’est-à-dire la marée basse en période de marée de coefficient maximal de vive-eau, au moment des équinoxes de printemps et d’automne.
C’est un pas de géant pour l’hydrographie française. En 1693, le Neptune françois sort des presses de l’Imprimerie royale dans un format imposant de 65,30 centimètres sur 51,20. Il comporte 29 cartes des côtes européennes, de la Scandinavie au détroit de Gibraltar, avec un soin particulier pris à représenter le littoral français.
UNE CONTREFAÇON HOLLANDAISE
Le volume dont sont tirées les illustrations de cet article est le fruit d’une édition pirate hollandaise. Dès 1693, Pieter Mortier (1661-1711), fils d’un immigrant huguenot et l’un des plus opulents libraires d’Amsterdam, fait regraver les planches françaises avec une fidélité remarquable. C’est à peine si certaines cartes sont différenciables des originales au tracé plus gras et occasionnellement rigide des graveurs. Dans le but d’exporter le livre, Pieter Mortier le dote de l’adresse parisienne du libraire français AlexisHubert Jaillot (1632-1712), pourtant étranger à cette entreprise. L’année précédente, ce dernier avait déjà fait les frais d’une contrefaçon par Pieter Mortier de son Atlas Nouveau réalisé sur la base des travaux du géographe du roi, Nicolas Sanson (1600-1667). Pieter Mortier ajoute au Neptune françois des cartes d’origine anglaise ornées par un des graveurs les plus admirés et prolifiques de l’époque, Romeyn de Hooghe (1645-1708). Cet Amstellodamois, patronné par Guillaume III d’Orange-Nassau (1672-1702), rival de Louis XIV (1643-1715), est un des artistes ayant engagé la
transition du style baroque vers le rococo et un graveur hors pair, en particulier dans le travail des contrastes et le rendu de la profondeur de champ. La contribution de Romeyn de Hooghe confère à l’ouvrage une dimension esthétique rarement atteinte dans les travaux de géographie de l’époque (cf. carte 3). En 1700, Pieter Mortier fait suivre le Neptune françois d’un ensemble de cartes tracées par des navigateurs portugais (cf. carte 4 p. 70). La splendide copie hollandaise atteint alors une ampleur que l’original français n’avait pas. La version du Neptune françois réalisée par Pieter Mortier et ses collaborateurs est l’atlas le plus cher jamais produit en Hollande, un pays qui a offert au monde les travaux de géographie les plus somptueux du XVIIe siècle.
Pieter Mortier élargit son public en faisant paraître l’ouvrage simultanément en français, en anglais et en néerlandais. En plus du motif financier, il est animé par des desseins politiques. L’atlas est dédié à Guillaume III, le roi hollandais siégeant sur le trône d’Angleterre depuis la Glorieuse Révolution de 1688. C’est un pied de nez à Louis XIV de la part d’un zélateur du monarque le plus puissant de l’Europe protestante. Il est particulièrement ironique qu’un ouvrage originellement dédié au « roi Soleil » et dont le frontispice est une ode à sa Marine (cf. document 5 p. 71) soit piraté avec tant de maestria par Romeyn de Hooghe, dont les caricatures du monarque français en triste sire et une troublante gravure de troupes françaises commettant des atrocités en Hollande en 1672 ont contribué à la popularité.
DES MARINS RÉTICENTS
En 1753, l’hydrographe du roi, Jacques-Nicolas Bellin (1703-1772), écrit à propos du Neptune françois : « On sera étonné d’apprendre que la Marine de France ne l’ait pas trop bien accueilli : la jalousie armée de la critique l’attaqua si fortement qu’il tomba dans une espèce de discrédit » (2). C’est un aveu qu’il doit faire à regret,