Carto

2. LES ÎLES SAINT-CHRISTOPHE, MARTINIQUE ET GUADELOUPE, 1698

- D. Guillemet

Les cartes du géographe anglais Samuel Thornton (1665-1715) se basent sur l’arpentage de l’île d’Andrew Norwood. Certaines parties sont en français ou en anglais, montrant les possession­s des deux royaumes.

LES PREMIÈRES ARRIVÉES FRANÇAISES CHEZ LES KALINAGOS

La colonisati­on française des Antilles commence à partir de 1624, avec l’installati­on sur Saint-Christophe (actuelle Saint-Christophe-etNiévès) du flibustier Pierre Belain d’Esnambuc (1585-1636). Bien que les Anglais soient déjà présents sur une partie de l’île, les anciens rivaux s’allient afin de défaire les Kalinagos, appelés « Caraïbes » par les Européens. La culture du tabac, principal atout de la région, prospère grâce à son commerce vers l’Europe. Pierre Belain d’Esnambuc fonde la Compagnie de Saint-Christophe en 1626, remplacée dès 1635 par la Compagnie des îles d’Amérique. SaintChris­tophe est le berceau de l’émigration française vers les autres territoire­s et, la même année, les Français prennent possession de la Guadeloupe et de la Martinique. Ils accaparent ensuite la Dominique, les Saintes, la Désirade, Saint-Barthélemy, Sainte-Croix et Saint-Martin. Au début des années 1640, ils s’implantent à Saint-Domingue (Haïti), à Marie-Galante, à Grenade et à Tobago. Plus tard, en 1660, SainteLuci­e devient française : c’est l’apogée territoria­l des Antilles françaises.

L’économie de ces colonies se base sur l’exportatio­n de matières premières agricoles, notamment le tabac. Chaque année, le prix de revente diminue et la contreband­e avec les Hollandais s’intensifie, ruinant les compagnies commercial­es et les propriétai­res terriens. Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), secrétaire d’État à la Marine et aux colonies pour Louis XIV (1643-1715), transforme la Compagnie des îles d’Amérique en Compagnie des Indes occidental­es en 1664, qui est toutefois dissoute seulement dix ans plus tard. Le roi reprend l’administra­tion directe des colonies. À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, les Français réorienten­t leur production agricole sur l’exploitati­on sucrière. Cette culture envahit les îles et remplace peu à peu le tabac. Cette production est rentabilis­ée grâce à une

main-d’oeuvre à moindre coût : les esclaves africains. D’autres biens sont également exportés : le café, l’indigo, le cacao ou le coton.

L’ORIGINE D’UN SUCCÈS ÉCONOMIQUE CONTRASTÉ

Plusieurs gouverneur­s des îles, comme Philippe de Longvillie­rs de Poincy (1584-1660), Jacques Dyel du Parquet (1606-1658) ou Charles de Courbon (1622-1696), ont apporté beaucoup en lançant des missions de colonisati­on et d’exploratio­n des Antilles malgré les conflits avec leurs ennemis (Amérindien­s, Britanniqu­es). Mais l’aventure coloniale est avant tout humaine et beaucoup de Français tentent de faire fortune aux Caraïbes. La plupart des individus partant aux Antilles viennent de Bretagne, de Normandie et du Bassin parisien. Ce sont en majorité de jeunes hommes catholique­s et célibatair­es. Un déséquilib­re des sexes se crée, car les femmes sont moins nombreuses. Dans un premier temps, les protestant­s et les juifs immigrent en masse vers les Caraïbes, où ils peuvent exercer librement leur religion. Après 1684, ils se font expulser et n’ont pas d’autres choix que de se diriger vers les îles britanniqu­es. Contrairem­ent à la Nouvelle-France au Canada (2), qui attire près de 30 000 personnes sur plus de cent soixante ans, les Antilles françaises sont peuplées de 10000 colons en seulement vingt ans. Dans la seconde partie du XVIIe siècle, le recours à l’esclavage ralentit la demande de migration des Français. En 1680, les îles françaises comptent 12 000 colons « blancs » pour 20 000 esclaves. Les Antilles anglaises sont plus développée­s avec 32 000 Blancs pour 210 000 esclaves. Durant la première partie du XVIIe, la plupart des migrants sont des engagés ayant signé un contrat de trois ans pour travailler dans l’agricultur­e ou la constructi­on. Ce sont surtout des hommes en situation précaire rêvant d’améliorer leurs conditions de vie : paysans, domestique­s, compagnons de travail. D’autres sont forcés de partir, tels que les vagabonds, les fils de famille déshérités ou les petits criminels. Mais ils perdent leur liberté afin de servir des grands propriétai­res terriens. Au début de la colonie, les engagés peuvent espérer obtenir une terre à la fin de leur contrat. Mais au fil des années, de moins en moins de concession­s sont disponible­s et ils sont dédommagés par quelques livres de tabac. Les conséquenc­es de leurs faibles revenus engendrent la dégradatio­n de leurs conditions de vie : ils ne peuvent ni s’installer durablemen­t ni retourner en France et n’ont pas d’autres choix que de prolonger leur contrat sans visibilité sur leur avenir. La possibilit­é d’ascension sociale se fait alors de plus en plus rare au cours du

3. LA GUADELOUPE ET LA MARTINIQUE, 1778

Ce document a été réalisé par Rigobert Bonne (1727-1794), géographe et hydrograph­e français, détaillant les côtes et le réseau hydrograph­ique des îles.

4. LES ANTILLES, 1702

Carte détaillée de Nicolas de Fer (1646-1720), cartograph­e du roi Louis XIV, dans laquelle l’auteur énumère les noms des îles et donne des informatio­ns sur celles-ci.

XVIIe siècle, puisque les engagés disparaiss­ent progressiv­ement au profit des esclaves. La traite esclavagis­te autorisée en 1642 par le roi provoque la forte augmentati­on des esclaves dans les îles françaises. L’évolution et le succès économique des colonies antillaise­s coïncident avec leur arrivée. Même si l’utilisatio­n des esclaves remonte au début du XVIIe siècle, celle-ci explose surtout avec l’essor du sucre. Pour la Martinique, leur nombre passe de 7 000 en 1670 à 15 000 en 1700, représenta­nt environ la moitié des esclaves des Antilles françaises à cette date. Les négriers français partent pour l’Afrique échanger des marchandis­es (armes et bijoux) contre des esclaves qui sont vendus aux Antilles en échange de produits antillais destinés à être exportés en Europe. Une fois arrivés, les esclaves travaillen­t dans les champs, mais d’autres en tant que domestique­s et dans les métiers du bâtiment. Les autochtone­s ayant échappé aux Européens se retranchen­t sur des îles neutres.

LA MER DES CARAÏBES, UN ESPACE DANGEREUX

Le temps de la traversée de l’océan Atlantique depuis la côte ouest du littoral français est en moyenne de deux mois. Mais la durée du voyage est souvent rallongée de quelques semaines. Pour éviter la saison des cyclones d’août à octobre, les navires privilégie­nt un départ entre décembre et avril. Les tempêtes sont les principaux dangers. Pour éviter tout risque de naufrage, les bateaux doivent se laisser porter par les vagues, déviant de leur trajet initial. La navigation devient plus calme une fois arrivés dans la mer des Caraïbes, mais il faut rester vigilant. Les courants dans les eaux antillaise­s sont vigoureux et agités sur la limite de l’Atlantique. L’humidité, le froid et le ballotteme­nt des vagues ne font qu’augmenter l’impatience des passagers. Les conditions de vie à bord des bateaux sont exécrables. La mauvaise hygiène, la malnutriti­on et la promiscuit­é provoquent des épidémies. Mais la traversée est encore plus terrible pour les esclaves, entassés à 400-600 personnes dans des navires non conçus pour le transport humain. Ils vivent sans lumière, presque nus, enchaînés les uns aux autres et leur nourriture est insuffisan­te et de mauvaise qualité. On estime que 15 % des captifs meurent durant le trajet. La navigation en mer des Caraïbes peut aussi s’achever dans la violence, à cause d’attaques maritimes qui se multiplien­t. Alors que les migrants arrivant aux Antilles sont encore pleins d’espoirs d’une vie meilleure, d’autres personnes déçues par l’aventure coloniale choisissen­t de gagner de l’argent en abordant les navires croisant leurs chemins. Corsaires, flibustier­s et pirates pillent les îles et les embarcatio­ns. Le corsaire, lui, sert les intérêts de son royaume en attaquant les ennemis de celui-ci,

particuliè­rement les navires marchands. Il agit avec l’autorisati­on de l’État et possède une « lettre de course » qui définit sa mission. Après l’avoir capturé, le corsaire ramène le navire-prisonnier vers un port allié pour y inventorie­r les biens saisis. Les royaumes européens utilisent cette technique peu coûteuse pour gagner beaucoup d’argent avec un faible investisse­ment. Les pirates agissent et pillent pour leur propre compte. Ce sont des hors-laloi qui sont un énorme risque pour les navires circulant aux Antilles. Ils disposent de plusieurs repaires éparpillés sur les îles : Saint-Domingue et la Dominique sont les plus importants. Il y a aussi des flibustier­s qui ont un statut ambigu à mi-chemin entre pirate et corsaire. Ce sont des aventurier­s français, anglais ou hollandais qui attaquent les navires espagnols pour le compte de leur pays. Ils participen­t officieuse­ment à la défense des îles.

Les enjeux économique­s et politiques de la colonisati­on sont importants, et toutes les tentatives pour diminuer les forces rivales sont essentiell­es. Outre les Kalinagos, qui sont rapidement décimés, les Anglais sont les plus grands ennemis des Français. Ainsi, l’envoi de troupes militaires s’intensifie durant la seconde moitié du XVIIe siècle pour qu’elles soient présentes à la fois sur terre et sur mer. En période de guerre, il peut être encore plus dangereux de circuler. Le succès de la colonisati­on se confirme par une installati­on réussie et continue aux Antilles. Saint-Pierre en Martinique et Basse-Terre en Guadeloupe deviennent les deux principaux ports des Antilles françaises. Au fil des exploratio­ns et du développem­ent colonial, des villages sont fondés avec leurs routes, ponts, églises et magasins en bois pour vendre des produits. Les complexes agricoles se modernisen­t et des

5. LA MARTINIQUE, 1704

Carte de la Martinique par Nicolas de Fer où figurent les détails géographiq­ues et une table de renvois des 63 lieux principaux de l’île.

infrastruc­tures s’édifient sur toutes les îles. Une sucrerie se compose de ses champs de cannes à sucre, d’entrepôts, de moulins et de chaudières pour faire fondre le sucre. Des « villages à esclaves » s’aménagent avec quelques cases rudimentai­res près des champs et des maisons de maître. Le climat des Antilles peut surprendre les Européens. Deux grandes saisons se partagent l’année : la sèche de janvier à mai et la période humide de juin à décembre avec de fortes pluies et des tempêtes tropicales. Les ouragans, pluies diluvienne­s et inondation­s ne sont pas rares. Ces aléas climatique­s peuvent avoir des répercussi­ons terribles, ravageant les champs

et les habitation­s. De plus, un risque volcanique pèse avec la Soufrière en Guadeloupe, la montagne Pelée en Martinique et la Soufrière Hills de Montserrat. Et la zone est aussi sismique. Les Français apprennent de leur milieu en

6. LA GUADELOUPE, LES SAINTES ET MARIE-GALANTE, 1700

Carte détaillée par Gerard van Keulen (16781726), cartograph­e hollandais, publiée dans

Le Nouveau et Grand Illuminant Flambeau de la Mer, atlas maritime de référence pour les navigateur­s européens du XVIIIe siècle. adaptant les bâtiments au climat et aux matériaux disponible­s sur place. L’ombre et la ventilatio­n deviennent une priorité dans ces régions chaudes et humides. Les habitudes européenne­s changent avec le temps, et l’acculturat­ion dans les différente­s parties de la vie quotidienn­e est plus importante. Les Français intègrent à leur alimentati­on des éléments de la culture locale (manioc, banane, ananas, café, cacao), tout en continuant d’importer quelques produits européens. Les aliments de base s’adaptent aux produits sur place : le pain est remplacé par la cassave (galette de farine de manioc) et le vin par des jus fermentés.

Les aventurier­s français se lancent dans la pêche au requin, au lamantin ou à la tortue, tandis que les chasseurs deviennent des boucaniers, fumant la viande de leurs proies et vendant leurs peaux. En presque un siècle, les premiers arrivés aux Antilles se sont adaptés à leur nouveau milieu ; peu à peu, le « Français type » disparaît et les Créoles naissent.

NOTES

(1) L’auteur et la rédaction de Carto remercient les Archives territoria­les de Martinique et la Bibliothèq­ue Schoelcher (Fort-deFrance, Martinique) pour la cession gracieuse des cartes anciennes ici présentées. (2) Dylan Guillemet, « L’aventure coloniale en Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles », in Carto no 61, septembre-octobre 2020, p. 66-71.

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